Gaspard Glanz, caméra au poing

Le fondateur de l’agence Taranis News multiplie les reportages sur les mouvements sociaux. Si près des protagonistes qu’il est même « fiché S » et se dit harcelé par les autorités.

Hugo Boursier  • 12 juillet 2017 abonnés
Gaspard Glanz, caméra au poing
© Photo : Pierre Gautheron/Hans Lucas/AFP

Ce n’est pas sur un bitume gonflé par les gaz lacrymogènes que déambule Gaspard Glanz, le 22 juin dernier, mais sur les dalles propres et lumineuses d’un Carrefour City. Dans une vidéo postée sur la page Facebook de son agence de presse, Taranis News, le trentenaire interpelle le gérant du magasin sur le dysfonctionnement de certains rayons frais. « 15 degrés ! 15 degrés pour le beurre, le lait, la crème, mais putain, ce magasin devrait être fermé ! », s’insurge-t-il, en lançant une flopée d’insultes et quelques pots de glace ramollie, avant d’obtenir gain de cause.

« Je n’ai pas réalisé cette vidéo en tant que journaliste, tente-t-il de corriger plus tard pour Politis, sinon je ne me serais pas comporté de cette manière. J’ai agi en tant que citoyen, tout en profitant de l’audience du média pour en parler. » S’il avoue être « un peu gêné par cette histoire », ce n’est pas tant pour la dérive langagière, qu’il reconnaît volontiers, que pour son succès soudain. Environ 13 millions de vues en quelques jours, soit plus que la somme de tous ses reportages réalisés depuis six ans sur des terrains difficiles : Sivens, Notre-Dame-des-Landes, Calais, Paris lors des manifestations contre la loi travail, et même les Balkans, où il réalise un film de 50 minutes intitulé Borders, Nation, Deportation, lors de l’exode des réfugiés à l’été 2015 – « le moins regardé de Taranis, mais le plus fort humainement et professionnellement », souligne-t-il.

C’est un début d’été qui sonne comme un répit pour Gaspard Glanz. Dès le lendemain du solstice, il reçoit le verdict du procès pour le vol du talkie-walkie d’un CRS lors d’une manifestation en soutien aux migrants de Calais, le 1er octobre 2016. Après huit mois sous contrôle judiciaire strict, avec interdiction de se rendre sur le territoire concerné à Calais et obligation de pointer chaque semaine au commissariat de Strasbourg, sa ville natale, il écope finalement d’une amende de 500 euros. « On a décidé de ne pas faire appel, pour avoir la paix », peste-t-il, même si sa fiche S, qu’il a découverte lors d’une garde à vue de 33 heures après l’évacuation de la jungle, reste inchangée. L’homme est signalé auprès des renseignements comme étant « proche de la mouvance d’extrême gauche radicale ». La fiche S, pour « sûreté de l’État », inquiète le journaliste pour ses prochains reportages à l’étranger. Il ignore comment les autorités réagiront à la vue de cette fameuse note blanche, partagée par la plupart des pays de l’espace Schengen. Son avocat, Raphaël Kempf, constate par ailleurs que « les magistrats semblent la considérer comme un élément à charge crédible », alors qu’il s’agit, selon lui, d’un « document non étayé et rédigé de façon autonome par la police [1] ».

Sous état d’urgence depuis le 13 novembre 2015, la France placerait-elle ses journalistes sous surveillance ? À cause de cette législation censée être d’exception, Gaspard Glanz a été empêché de travailler sur l’ancien plus grand bidonville de France, un terrain qu’il couvre depuis 2014, date du premier reportage siglé Taranis News [2]. La Société des journalistes (SDJ) de Mediapart dénonçait alors « une grave infraction à l’exercice de la liberté d’informer [3] ». « Les autorités ne voulaient pas de moi car elles savaient que j’avais d’excellents contacts sur place », conclut-il, en rappelant qu’il s’agissait d’« un moment où le message officiel consistait à dire qu’il n’y avait plus de jungle ». Dans les cinq reportages réalisés en 2016 [4], les images sans voix off de Glanz montrent les conditions de vie des migrants, avec plusieurs interviews de bénévoles. Une année qui a d’ailleurs propulsé Taranis News sur le devant de la scène médiatique grâce aux manifestations contre la loi travail : le journaliste a vendu ses images à nombre de rédactions.

Fondée le 1er décembre 2011, l’agence se présente d’abord sous le nom de « Rennes TV ». Glanz se remémore : « Quelques mois plus tôt, je passais le concours de l’école de journalisme de Strasbourg. Avant même les résultats, nous avons décidé avec plusieurs amis de monter notre entreprise de presse à Rennes, où j’avais fait des études de sociologie. » Le projet initial est de créer un média local enrichi par des reportages vidéo. C’est Pierre Haski, fondateur de Rue89 et désormais président de Reporters sans frontières, avec qui il entretient une « sympathie commune », qui lui conseille d’opter pour une SARL plutôt qu’une association, idée de départ du jeune homme. Glanz devait même être le gérant de l’antenne locale rennaise de Rue89. Un projet abandonné lorsque le média se fait racheter par le Nouvel Observateur, le 21 décembre 2011. Rennes TV devient officiellement Taranis au printemps 2014, lorsque l’équipe commence à vendre des images pour Vice et Rue89 sur Notre-Dame-des-Landes. Avec comme slogan « Liberté, Égalité, Full HD », le site prend le parti de filmer au plus près des manifestants.

Rennes était le lieu tout indiqué pour fonder l’agence. De 2006 à 2008, c’est dans cette « ville rebelle et revendicative » que le Strasbourgeois s’habitue à filmer aux côtés de ses camarades. Il n’en est pas à ses premiers mouvements sociaux : « Après les attentats du 11 septembre 2001 et la qualification du Front national au second tour de la présidentielle, je suis entré dans une période politique hardcore, où je militais partout où je pouvais m’impliquer ». Du haut de ses 15 ans, Gaspard sent que la société a changé. Il enchaîne ainsi les postes, passant de simple délégué de classe – « à chaque fois », insiste-t-il fièrement – à délégué au conseil de la vie lycéenne à l’échelle académique puis nationale et, enfin, au conseil général d’Alsace pendant la mobilisation contre le CPE, en 2006. Mais son arrivée à Rennes cette année-là bouscule ses habitudes militantes. « J’étais impressionné par l’organisation, la rigueur. J’ai eu l’impression de tout reprendre à zéro », se souvient-il. Une implication directe et filmée qui s’enrichit par les cours de sociologie que suit l’étudiant.

Après ces deux années, Gaspard Glanz revient à Strasbourg pour boucler sa licence, au terme de laquelle il pense devenir « vraiment journaliste » en couvrant pour StrasTV le sommet de l’Otan en 2009, qui fêtait à l’époque son soixantième anniversaire. « Je me suis rendu compte que je pouvais être plus efficace en diffusant cette vidéo qu’en jetant un pavé ou en montant une barricade », ajoute-t-il.

Huit ans après, c’est à Hambourg que Glanz part couvrir, les 7 et 8 juillet, les manifestations qui accompagnent le G20. Mais, si le temps a passé entre ces deux événements, le journaliste ne possède toujours pas de carte de presse, en sa qualité de directeur d’une société. La Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) le confirme : il faut justifier de deux ans d’ancienneté en tant que journaliste-auteur pour bénéficier d’une carte de presse de directeur, ce qui n’est pas son cas. Une situation qui lui a été reprochée de nombreuses fois, notamment par les forces de l’ordre, qui demandent fréquemment à voir cette carte, alors qu’elle n’est pas obligatoire. Il a tout de même décidé en juin dernier d’entamer des démarches pour changer la forme juridique de Taranis News, afin d’obtenir le précieux sésame [5].

Cette « carte d’identité professionnelle » pourrait aussi avoir pour Gaspard une valeur symbolique. C’est ce que pense son ami photographe NnoMan Cadoret, qui estime qu’une « élite médiatique [leur] nuit sur le terrain, en considérant que, parce qu’elle a une carte de presse, elle vaut plus qu’[eux]. Ne pas l’avoir marginalise beaucoup les journalistes indépendants ». Or, rappelle-t-il, des reporters qui travaillent pour des médias financés par le Kremlin et proches de l’extrême droite, comme Sputnik News ou Russia Today, détenteurs de cette carte, ne sont jamais inquiétés. NnoMan a été le premier reporter à être interdit de manifestation à Paris. Depuis cette date, et tout comme Gaspard, il subit ce qu’il nomme une « vraie répression à l’égard des journalistes indépendants classés à gauche ». Mais une grande différence sépare ces deux-là : contrairement à NnoMan, le fondateur de Taranis News ne se considère pas comme engagé.

Gaspard Glanz affirme fournir des images « brutes », qui montrent la violence des deux côtés de la manifestation. Son but serait de « laisser le spectateur comprendre par lui-même », quitte à se tromper. Un positionnement prétendument « objectif » qui surprend lorsque l’on connaît la jeunesse militante du trentenaire et le type d’événements qu’il couvre. Certaines vidéos montrant des actes de violence sont aussi teintées de dérision, comme celle de la série Riot (« émeute »), où Glanz ajoute « La Foule» d’Édith Piaf en fond musical. Il y aurait ainsi comme un décalage entre ses images et la manière dont il les perçoit.

« Le fait qu’il n’assume pas le fond de son travail, selon moi, lui nuit beaucoup », dit Pierre France, rédacteur en chef de Rue89 Strasbourg, où le jeune reporter a pigé quelques mois. « Ce qu’il réalise est ultra-subjectif, et ce n’est pas un reproche. Mais lui ne s’en rend pas compte. C’est un journaliste qui adore le terrain et qui est près de son sujet. C’est intéressant, mais il devrait l’assumer totalement. » Une attitude qui renvoie peut-être à son caractère de « tête brûlée ». Gaspard Glanz s’estimant, quant à lui, « insolent ». D’ailleurs, toujours selon Pierre France, le journaliste pourrait difficilement rester au sein d’une rédaction, tant son énergie est parfois difficile à canaliser – preuve en est la fameuse vidéo du Carrefour City… Contacté, l’ancien rédacteur en chef de Vice News, avec qui Glanz a collaboré, n’a pas répondu à nos demandes d’interview : il avait mis fin à ses piges dans des conditions vraisemblablement délicates. Enfin, Glanz revendique pour modèle journalistique la présentatrice de « Cash Investigation », Élise Lucet. « Eh oui ! », enchaîne-t-il, comme pour anticiper notre surprise.

Cette implication frontale se retrouve aussi dans sa manière d’interagir avec ses détracteurs. Il l’avoue sans ciller : « Plus on m’interdit de faire quelque chose, plus j’aurai envie de le faire. Je suis comme un enfant de 5 ans sur certains points. » Gaspard Glanz a un profil de désobéissant. Il n’est pas certain qu’il se soumette à l’injonction d’Emmanuel Macron faite aux journalistes : « En finir avec cette recherche incessante du scandale ». Au contraire, « le quinquennat [du nouveau président ] va nous donner du travail », assure-t-il.

[1] « La loi des suspects », Raphaël Kempf, Le Monde diplomatique, juillet 2017.

[2] Shadows of Calais, Gaspard Glanz pour Taranis News, 6 mai 2014.

[3] « La salve des procédures contre Gaspard Glanz nous inquiète », SDJ de Mediapart, 31 octobre 2016.

[4] Inside the Jungle, Taranis News, du 20 janvier au 30 octobre 2016.

[5] Requiem for a Dream, Gaspard Glanz, Taranis News, 15 juin 2017.

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