« Hip Hop Family Tree » : Il y a cinquante ans, la révolution rap
Hip Hop Family Tree, c’est la rencontre entre l’érudition passionnée d’un bédéiste et la vitalité de cette révolution populaire et musicale que fut le hip-hop. De la bombe en plusieurs tomes.
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À tout grand mythe il faut une naissance. L’auteur de bande dessinée Ed Piskor a choisi sa genèse pour le hip-hop. Il plante le décor à New York, dans le South Bronx en ruine, au milieu des années 1970. Puis il place son premier héros : DJ Kool Herc, un chevaucheur de disques qui enflamme la piste. Frustré par un bon beat trop court, l’homme décide de le jouer « sur deux platines en passant de l’une à l’autre pour le prolonger à l’infini. […] Une arme fatale en soirée ! Mais aussi plus de boulot niveau mix, ce qui l’oblige à lâcher le micro pour le confier à un pote ». Un pote transfiguré en « MC », ou maître de cérémonie.
Voilà. En quatre cases, quelques Afros, un dancefloor plein à craquer, des dance breakers dans une rue pauvre et taguée, Ed Piskor pose les piliers du mouvement hip-hop : danse, graff, mix et chant inaugurent son Hip Hop Family Tree. Les deux premiers tomes de ce travail colossal – toujours en cours – nous plongent dans les débuts d’un mouvement vieux (déjà) de cinquante ans. Édité par les jeunes éditions Papa Guédé et sélectionné pour Angoulême 2017, le premier tome va des années 1970 jusqu’en 1981. Le deuxième, tout juste sorti, consacre 112 pages aux riches années, de 1981 à 1983. Autant dire qu’il ne survole pas son sujet.
Mais, si Ed Piskor est érudit, il n’est pas historien : son travail ne sent ni la mort ni le passé, il vibre avec passion, il met en scène. D’une passion précise qui ne veut laisser personne de côté. Alors les noms et les têtes s’enchaînent, les flows se déchaînent, et on craint vite de s’y perdre. À tort : étourdi d’abord, le lecteur – même néophyte ou tout juste curieux – ressent peu à peu que cette exhaustivité recrée l’énergie vitale de la rue, incarne les faisceaux d’une révolution culturelle en une multitude de personnages et de saynètes.
Une révolution populaire n’a peur de rien : ni de l’illégalité ni de la pauvreté. Elle s’en sert, elle les convertit. Les instruments de musique coûtent trop cher ? « Les vraies stars, comme le fait dire Pikor à un découvreur de talents, ce sont ces mecs qui détournent les collections de vinyles de leur mère… » Et quand la mère n’en a pas ? Ça engendre un Douglas E. Davis et sa beatbox, autrement dit son souffle et ses mains. Et quand la mère même fait défaut, la rue et les bibliothèques publiques transforment un paisible garçon en un Lawrence Parker déchaîné qui s’éclate en battle.
Pauvres et jeunes, voilà les hérauts du hip-hop et ceux de Piskor. Très jeunes parfois : à 5 ans, le futur Dr. Dre fait office de DJ familial ; à 15 ans, il a sa première table de mixage. Surtout, ils n’ont pas froid aux yeux. « No matter how hard you try, you can’t stop us now », clament Afrika Bambaataa and the Soulsonic Force en 1983. En français et en résumé : « Rien ne nous arrêtera. » DJ Wiz et Caz détournent l’électricité d’un lampadaire pour jouer gratuitement sur un terrain de basket ; DJ Breakout et Tony Tone gagnent en puissance grâce à leurs enceintes-barils ; les Crash Crew font de leurs enregistrements parsemés d’accidents (klaxons…) une marque de fabrique.
Ça n’en fait pas des anges : certains dealent, d’autres se prennent des coups (de poing, de couteau, de feu), en donnent. Pourtant, le hip-hop change aussi la donne, pacifie : Afrika Bambaataa transforme son gang en Zulu Nation et prône « paix, unité, amour, joie », frappe en sound system vibrants et vinyles rarissimes.
Le territoire, c’est la rue. L’arbitre, les réactions du public. Voilà pour les débuts. Puis la rue déborde : elle entre dans les clubs, s’installe sur les disques. Pour le meilleur et pour le pire. Certains albums sont des perles pionnières, précieuses et brutes (ceux de King Tim III, Grand-master Flash, Big Bank Hank, Lucky the Magician, Run DMC, Melle Mel…) qui font naître de nouvelles vocations, quand d’autres – comme la version studio d’un live pirate – amputent l’âme même du hip-hop.
Il y a des disques d’or, des passages à la radio et des émissions de télé. Il y a du hasard et de la chance, des rencontres improbables et vivifiantes. Comme si à New York, à ce moment-là, tout convergeait. En vrac : Blondie, le graffeur Fred Five Fab, Basquiat, The Clash, Keith Haring, Iggy Pop, Kraftwerk, Lichtenstein, la voix de Malcolm X et sa femme bien vivante… Toute la scène hip-hop s’unit en battles géantes, jusqu’au public plus punk et blanc de downtown (centre-ville). Mais, s’il y a peut-être un peu moins de coups de couteau, les coups bas en col blanc et les contrats ne manquent pas. Qu’importe ! « Can’t stop, won’t stop. »
Et Piskor non plus n’entend pas s’arrêter de sitôt. Tant mieux. Alors que son dessin était raide et maladroit dans les adaptations d’American Splendor, il prend toute sa force ici. Visiblement, Hip Hop Family Tree est aussi sa famille graphique. « Ce grand format, fruit d’un labeur passionné, que vous tenez entre les mains, rappelle un classique de DC datant des années 1970, le Superman vs Muhammad Ali, lui aussi publié en grand format et toujours très prisé à l’époque où Ed était encore ado, précise dans la préface Charlie Ahearn, réalisateur de Wild Style, premier film hip-hop. N’oubliez pas qu’Ed Piskor est né en 1982, l’année même où Wild Style a été projeté pour la première fois sur grand écran. Mais l’influence clé dans son approche artistique reste Jack Kirby, le king du style Marvel, […] surtout connu pour sa série provocante en son temps, Black Panther, mettant en scène un super-héros noir et la vie quotidienne de ses pairs. »
Les cases font tableaux ; les mots en gras rythment le flow. L’absence de fluidité donne un effet « arrêt sur image » où DJs et MCs posent en superhéros pris sur le vif. Le tout surimprimé de trames pour le côté « old school », qui disparaissent au présent ou tremblent lors des sound system. C’est dire si Hip Hop Family Tree fait vibrer.
Hip Hop Family Tree, tomes 1 et 2, Ed Piskor, trad. de l’anglais (États-Unis) par Hugo Ehrhard et Smadja (t. 1), et par Fanny Soubiran, Smadja et C. Derouet (t. 2), Papa Guédé, 112 p., 26 euros. Playlist sur www.papaguede.fr