Hirak : les femmes du Rif au cœur de la lutte

Démarrée il y a neuf mois, la contestation sociale ne perd pas de son ampleur. La mobilisation des Rifaines, dans le pays et au-delà, est la clé de la persistance du mouvement.

Nadia Sweeny  • 26 juillet 2017 abonné·es
Hirak : les femmes du Rif au cœur de la lutte
© photo : FADEL SENNA/AFP

La mort de Mouhcine Fikri, vendeur de poisson de 31 ans, le 28 octobre 2016, broyé dans une benne à ordures sur ordre de la police alors qu’il tentait de sauver sa marchandise, a mis le Rif en ébullition. Les juges marocains ont eu beau tenter de rendre un semblant de justice, la situation sociale locale et l’histoire profonde du pays ont rendu la plaie purulente.

Hassan II – qui a mené la répression contre le mouvement rifain des années 1958-1959 – avait coutume de surnommer cette population berbère du nord du Maroc les « déchets », les condamnant à errer entre un chômage de masse et une pression sécuritaire sans fin. L’histoire de Mouhcine Fikri, écrasé parmi les détritus, a fait l’effet d’un électrochoc. Depuis plus de neuf mois, les Rifains descendent dans la rue pour manifester contre la hogra – l’humiliation infligée à leur région et à ses habitants.

Ce mouvement, nommé « Hirak », s’est propagé dans tout le pays, consolidé par une mobilisation inédite : celle des femmes. « Elles ont été les premières à répandre la nouvelle de la mort de Mouhcine Fikri, affirme Hnia, enseignante à Al Hoceima. Elles sont le cœur du mouvement, ce sont elles qui ont mobilisé autour d’elles et ont entraîné les familles. »

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Au départ discrètes, les Rifaines sont apparues en tête de cortège après la vague d’arrestations du mois de mai, au cours de laquelle plus d’une centaine de militants ont été emprisonnés. « Lorsque les cinquante leaders ont été transférés à la prison d’Oukacha, à Casablanca, nous avons prolongé la mobilisation, pour demander la libération des 176 prisonniers politiques, et notamment celle de Silya », explique Sourriya, militante d’Attac Maroc, à Casablanca.

Silya Ziani, 23 ans, « chanteuse du Hirak », arrêtée le 5 juin, était la voix du mouvement. La police l’a fait taire, provoquant une levée de boucliers féminins dans tout le pays. Mise en accusation le 12 juillet pour trahison et atteinte à la sûreté de l’État, Silya encourt jusqu’à trente ans de prison. « Elle est en dépression, a été malmenée et menacée de viol… C’est aussi pour elle que nous sommes dans la rue », insiste Sourriya, déterminée. De nombreuses manifestations ont été organisées dans les grandes villes marocaines, rassemblant des dizaines de milliers de personnes, les femmes en tête.

Fortes inégalités sociales

Le mouvement Marocaines debout contre l’emprisonnement politique est né dans les villes, en soutien aux femmes de l’arrière-pays. Pourtant, beaucoup de choses les séparent. Les disparités sociales sont importantes. À la fin des années 1990, le taux de fécondité est passé de 7,7 à 2,6 enfants par femme en milieu urbain, restant à 4,3 en milieu rural. Dans les villages reculés, il n’est pas rare qu’aucune ne parle le français, ni même l’arabe. Elles sont surtout berbérophones. Les femmes, principalement celles issues des classes populaires, représentent 62 % des 10 millions de citoyens marocains qui ne savent ni lire ni écrire. Bien qu’elles ne représentent que 25,5 % de la population active, elles constituent plus de la moitié des chômeurs.

« Les guerres du XXe siècle, qui ont décimé les populations masculines, puis les vagues de migrations des hommes, notamment vers l’Europe, ont obligé les femmes – notamment dans le Rif – à devenir des actrices économiques locales, nuance Pierre Vermeren, historien spécialiste du Maroc. Leur mobilisation traduit aussi l’effet des actions sociales en leur faveur mises en place ces dernières années : elles ont plus facilement accès au reste de la société. Alors que, sous Hassan II, 80 % étaient analphabètes et étaient complètement coupées du reste du Maroc, ne serait-ce que sur le plan de la langue ! »

Aujourd’hui, la voix des Rifaines se répand au-delà des frontières. Les citadines ont lancé un appel « à toutes les femmes issues de la diaspora et de l’immigration » pour soutenir « la cause des femmes du Hirak qui, aujourd’hui, continuent à porter la voix de celles et ceux que l’État a décidé de bâillonner », peut-on lire dans le communiqué des Marocaines debout. Appel entendu : partout en Europe, des femmes de la diaspora organisent des rassemblements et font jouer leurs réseaux. Mais attention, « nous ne sommes pas là pour récupérer leur mouvement, mais bien pour apprendre d’elles, tient à préciser Khadija Ryadi, militante marocaine des droits humains, mobilisée à Rabat. La société rifaine est conservatrice, et les femmes y sont assez éloignées de la sphère publique : si elles descendent dans la rue, c’est que la cause est sérieuse et que les gens iront jusqu’au bout. Mobiliser les femmes, c’est mobiliser le cœur des familles et toute la société. C’est pour ça que les régimes non démocratiques ont peur de nous. » Une peur qui découle aussi de la remise en question de certains aspects de l’histoire marocaine.

Mémoire collective et divisions

Si la première association féminine autonome du Maroc n’est créée qu’en 1985, c’est le parti de l’Istiqlal – « l’indépendance » – qui, le premier, laisse émerger en son sein une association des femmes indépendantes, en 1944. Ce parti, principal vecteur du nationalisme marocain, est né au début des années 1930, à partir d’un appel lancé des mosquées – au Maroc, islam, pouvoir et indépendance sont intimement liés. Le nationalisme marocain a surgi en réaction à l’application de la « politique berbère » mise en place par le protectorat français, appelée par ses détracteurs le « dahir berbère ». Ce décret royal devait transcrire par écrit le droit coutumier berbère, qui définissait déjà, dans l’usage, les rapports entre membres des tribus marocaines. Outre le fait qu’il fut le seul texte législatif de l’histoire marocaine à mentionner les Arabes et les Berbères distinctement, il rendait officielle la possibilité de contourner la Charia, le droit musulman. Or, ce droit est aussi celui du roi.

Nombre de Marocains y ont vu une tentative de déstabilisation et de division de la société. Le vendredi 27 juin 1930, à l’occasion du prêche hebdomadaire, l’imam de la grande mosquée de Salé démarre son prêche par la lecture du « latif » – prière pour les calamités –, visant ouvertement le « Dahir berbère ». Une multitude de manifestations religieuses s’organisent dans les grandes villes, constituant dans la mémoire collective l’éclosion du nationalisme marocain. Dans cette mémoire, les campagnes sont quasiment absentes. L’indépendance marocaine de 1956 semble signer l’avènement de ce que les savants coloniaux décrivaient comme un « islam scripturaire des lettrés – masculin et citadin », au détriment de « l’islam vernaculaire, transmis par la tradition orale – et donc par la société des femmes – et majoritairement paysan », d’après les écrits de Hayat Zerari [1], anthropologue, présidente de l’Association marocaine de lutte contre la violence à l’égard des femmes.

Le Makhzen – pouvoir étatique – s’impose par le biais religieux. La question féminine « est réduite principalement à la revendication de l’instruction des jeunes filles musulmanes, avec cette triple limite qu’il s’agit d’une instruction axée sur la morale et l’histoire de l’islam, et préparant les jeunes filles, à travers des travaux manuels de type domestique, au rôle de reproductrices qui leur est assigné au sein de la société [2] ». Cet « islam des villes » homogénéise progressivement une société rurale composée de tribus hétérogènes. La khotba – prêche – du vendredi demeurant la courroie de transmission du pouvoir central.

Écho au printemps arabe

Comme un écho cinglant à cette histoire, la vague d’arrestations des leaders du mouvement rifain, en mai dernier, fait suite à l’irruption du leader du mouvement, Nasser Zefzafi, dans la mosquée d’Al Hoceima. À l’occasion du prêche hebdomadaire, l’imam ordonne aux Rifains de ne pas manifester contre le régime. Le chômeur de 39 ans, figure emblématique du mouvement social, se saisit alors du micro et clame : « Est-ce que les mosquées sont faites pour Dieu ou le Makhzen? » Le blasphème de trop. « En quelques semaines, Zefzafi a remis en cause cinquante ans d’indépendance, notamment à propos de la construction identitaire nationale et de l’esprit de pluralisme, n’hésite pas à dire Souriyya, de Casablanca. L’histoire du Maroc, c’est l’histoire des tribus, et l’homogénéisation a brisé nos identités. Nasser a remis cette question au cœur du débat. »

Jouant de leur rôle traditionnel de défense du foyer, aujourd’hui déchiré par la répression étatique, les femmes marocaines activent subtilement le puissant levier de la « femme épouse, éducatrice et mère investie de “l’honneur” des hommes et de la nation [3] » pour imposer et élargir les revendications portées par toute une frange de la population. « C’est un mouvement qui s’inscrit dans un long processus historique : il redéfinit le féminisme, trop souvent utilisé comme un instrument d’État pour faire rempart à l’islamisme », admet Souriyya. Actant le refus de toute instrumentalisation, cette militante progressiste est fière de se trouver « côte à côte avec des militantes islamistes du Adl Wal Ihsane [Justice et bienfaisance, NDLR] pour réclamer la libération des prisonniers politiques. Le message est pour nous très fort : l’oppresseur, c’est l’État. »

Derrière cette convergence, Pierre Vermeren voit une sorte de retour de bâton : « Les États arabes et musulmans ont tellement interdit une quelconque dissemblance que l’expression de cette diversité s’est cantonnée à trois grands courants _: l’islamisme, la gauche et la berbérité._ » Aujourd’hui, le mouvement du Rif rassemble les trois, avec une spécificité marocaine : l’amazighité est devenue, depuis une quinzaine d’années, transpartisane. « Le Palais a toujours refusé l’apparition d’un parti politique berbère, mais a piloté la création dans chaque parti – même l’Istiqlal ! – d’une faction amazighe, explique Pierre Vermeren. C’est une manière de noyer le poisson, mais, malgré cela, l’identité berbère au Maghreb reste le point de ralliement des dominés. »

Il paraît alors évident que les femmes trouvent une place de choix au cœur de cette mobilisation, qui s’inscrit directement dans la continuité du mouvement du 20 février 2011, émergeant à la suite de la révolution tunisienne. « L’appel, par Nasser Zefzafi avant son arrestation, à un grand rassemblement le 20 juillet fait clairement écho au printemps arabe, affirme Pierre Vermeren. D’autant qu’au Maroc personne n’est dupe des fausses réformes qui ont suivi le mouvement de 2011 ! » De fait, le principal parti au pouvoir – Parti de la justice et du développement, de tendance islamiste – ne peut toujours pas choisir son Premier ministre. Or, cette question était le point nodal de la réforme constitutionnelle promise en 2011.

« Le problème du pouvoir marocain aujourd’hui, c’est qu’il n’a pas de plan B, remarque Pierre Vermeren. Depuis que les femmes ont fait brusquement irruption sur le devant de la scène, le Palais est dans l’embarras. Le roi est obligé de jouer la carte de la colère contre son entourage. » Mohammed VI, dont personne n’ose remettre véritablement en cause la légitimité, est celui par qui « le miracle » est attendu. Sa réforme de la Moudawana – code de la famille marocain –, contre l’avis de la vieille garde de son père, a donné des droits supplémentaires aux femmes et lui a assuré une assise populaire auprès des milieux féminins. Mais son indécision sur le dossier rifain pourrait changer la donne : « On nous avait annoncé qu’il accorderait une grâce royale aux prisonniers pendant le ramadan, et il ne l’a pas fait. Ensuite, le président français s’exprime à sa place… Qui dirige ce pays ? », se demande, un brin provocatrice, Souriyya. Quoi qu’il advienne, « il y aura un avant et un après le Hirak, affirme Khadija Ryadi. Ce mouvement laissera des traces et le changement finira par arriver. C’est inéluctable. »

[1] « Femmes du Maroc, entre hier et aujourd’hui : quels changements ? », Recherches internationales, n° 77, 2006.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

Monde
Temps de lecture : 11 minutes

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