La fuite, motif héroïque
Aventuriers ou cow-boys chancelants, le thème de l’errance pédestre traverse tout le cinéma et la littérature.
dans l’hebdo N° 1464-1466 Acheter ce numéro
L’homme avance péniblement. Ses bottes frappent le sable. L’arrachent, même. Le soleil cuit. Des virevoltants (tumbleweed, « herbe qui tourne ») passent devant une caméra à hauteur du sol, à hauteur des pieds. Il pose un genou. Une main. Soif. Douleur. Fatigue. Puis il repousse la terre. Remonte. Rester debout pour ne pas tomber. Rester debout pour continuer à avancer. Se déplacer pour ne pas mourir, loin de tout et de tous, dévoré par les fourmis rouges et les vautours… Puis s’effondrer finalement sur ce coin de sable où une main providentielle pressera bientôt quelques gouttes salvatrices dans une gorge desséchée par l’air, les efforts, l’angoisse, et probablement un peu de sang mêlé de poussière. Le cow-boy à l’agonie qui poursuit sa route sans son cheval, chancelant, est une figure presque aussi mythique que celui campé sur ses deux jambes après un duel, cependant que son adversaire bascule à terre. Conquête de l’Ouest, ruée vers l’or, poursuite de fuyards, règlement de comptes… De John Ford à Quentin Tarantino en passant par les westerns spaghetti, nombre de réalisateurs ont reproduit cette image de l’homme qui lutte contre la fin en continuant à mettre un pied devant l’autre.
Dans Gerry, du cinéaste Gus Van Sant (2003), la traversée se fait errance : deux hommes partis à l’aventure finissent par se perdre entre ciel et dunes de Californie. À chaque pas, leurs forces s’amenuisent, la parole se raréfie, leur amitié et leur humanité aussi. Ils vont au-devant d’une mort certaine tout en cherchant à la laisser derrière eux.
C’est le même doute qui saisit Django Reinhardt dans le film Django, d’Étienne Comar (2017), sur le guitariste de jazz. Les montagnes enneigées qu’il tente de gravir pour échapper à la Gestapo pourchassant les Tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale lui promettent-elles l’hypothermie ou la délivrance ? Déjà, il a laissé sa femme enceinte et sa mère octogénaire, qui ne pouvaient plus le suivre, ne tenaient plus sur leurs jambes, ont dû s’asseoir et le laisser s’enfuir sans elles. L’enfant de Dans la forêt, réalisé par Gilles Marchand (2017), tiendra-t-il à ce rythme effréné auquel ce père étrange l’entraîne à travers les arbres, au bord d’un lac interminable ? Enroulé dans une couverture, il trottine tandis que l’autre court presque, sans que l’on sache s’ils fuient la civilisation, une séparation ou le monstre qui les hante.
Au cinéma, quand l’homme marche dans la nature, elle lui est souvent hostile, le rappelant à sa simple condition. C’est le désir de survivre coûte que coûte qui pousse un des survivants d’un crash d’avion dans la cordillère des Andes à quitter la zone de l’accident et l’horreur qui s’y concentre (Les Survivants, Frank Marshall, 1993) pour tenter le tout pour le tout, cherchant secours et salut de col en col plutôt que de crever sur place dans la glace et d’être bouffé par les autres.
Quand il ne peut plus marcher, l’homme rampe. Comme le personnage incarné par Leonardo Di Caprio dans The Revenant (Alejandro González Iñárritu, 2016), laissé pour mort après avoir été attaqué par un ours et qui s’en tire à la force de ses avant-bras et de son désir de vengeance. Ou de respirer encore : c’est sans ses jambes, brisées et gelées, et sur le ventre que le dernier de cordée de La Mort suspendue (Kevin Macdonald, 2004) rejoint finalement le bivouac.
Dans La Route de Cormac McCarthy [1], peut-être le roman (et le film) le plus désespéré de tous les temps, un père et son fils persévèrent dans une marche incertaine vers le Sud pour échapper au froid dans un monde qui n’est plus. Ils sont poursuivis par des violeurs cannibales et ramenés aux gestes les plus élémentaires dans un décor qui ne leur apporte aucun réconfort ni aucun espoir. « Une heure plus tard ils étaient sur la route. Il poussait le Caddie et tous les deux, le petit et lui, ils portaient des sacs à dos. Dans les sacs à dos il y avait le strict nécessaire. Au cas où ils seraient contraints d’abandonner le Caddie et de prendre la fuite. Accroché à la barre de poussée du Caddie il y avait un rétroviseur de motocyclette chromé dont il se servait pour surveiller la route derrière eux. Il remonta le sac sur ses épaules et balaya du regard la campagne dévastée. La route était déserte. En bas dans la petite vallée l’immobile serpent gris d’une rivière. Inerte et exactement dessiné. Le long de la rive un amoncellement de roseaux morts. Ça va ? Dit-il. Le petit opina de la tête. Puis ils repartirent le long du macadam dans la lumière couleur métal de fusil, pataugeant dans la cendre, chacun tout l’univers de l’autre. »
[1] La Route, Cormac McCarthy, L’Olivier, traduit de l’anglais (États-Unis) par François Hirsch, 2008 (éd. orig. : Alfred A. Knopf, 2006).