« Le Dernier Jour », de Jean-Luc Outers : Permanence des disparus

Dans Le Dernier Jour, Jean-Luc Outers raconte la vie et la mort de six personnes, dont des écrivains et une cinéaste, qui l’ont profondément marqué.

Christophe Kantcheff  • 12 juillet 2017 abonnés
« Le Dernier Jour », de Jean-Luc Outers : Permanence des disparus
PHOTO : Chantal Akerman donnait à voir ce qui ne se montrait pas.
© DR/Collection ChristopheL

Les six personnages réunis dans Le Dernier Jour, de Jean-Luc Outers, ont au moins deux points communs : être belges et morts. On peut en déceler un troisième : tous ont compté, et comptent encore, dans la vie de l’auteur. Par leurs œuvres, la plupart étant écrivains ou cinéaste (Henri Michaux, Dominique Rolin, Simon Leys, Hugo Claus, Chantal Akerman), ou parce qu’il en a connu certains.

Mais, à l’origine de ce livre, il y a sans doute plus que « le dernier hommage que l’on peut rendre à ceux dont l’heure ultime nous sépare durablement », comme l’écrit J.-M. G. Le Clézio dans sa préface, assimilant cette série de textes à ce qu’on nommait jadis des « Tombeaux ». On sent sous la plume de Jean-Luc Outers la volonté de révéler chez ces disparus ce qui aujourd’hui éclate encore de vie : leur singularité irréductible. On pourrait même dire : le scandale qu’ils représentent, non dans son sens spectaculaire, le seul en cours de nos jours, mais de façon plus profonde et donc plus dérangeante.

Ainsi d’Henri Michaux et son obstination à refuser toute reconnaissance sociale, qui éloigne de la poésie. Donc c’est non [1] est le titre d’un recueil de lettres réunies par Jean-Luc Outers dans lesquelles Michaux déclinait chaque sollicitation de ce type. Il interdisait en particulier de publier toute photographie de lui. Sa volonté d’être incinéré relève de la même logique. « De tout temps, il avait voulu soustraire son visage, son corps, à la vue des hommes […] Il haïssait “cette mode inepte de tout mettre en spectacle”_. »_

La liberté de Simon Leys pour dire la réalité de la Chine maoïste était en soi scandaleuse. Comme celle d’Hugo Claus, lui qui « plaçait la vulgarité du côté de la vitalité, du côté de l’art ». C’est aussi la manière de Dominique Rolin de s’affranchir de toutes les morales. Tombée amoureuse d’un jeune écrivain de vingt ans son cadet – Philippe Sollers, qu’elle ne nommera jamais autrement que « Jim » –, elle se consacrera entièrement à son amour pour ce libertin, y compris dans ses livres. Et Jean-Luc Outers de rapporter les mots de cette subtile analyste de l’écriture : « “Qu’est-ce qu’aimer sinon écrire ? Qu’est-ce qu’écrire sinon repérer, au-delà des spasmes de la difficulté, de l’impuissance et de la peur, ce qu’on sait par intuition dès la naissance ?” »

« Sonder les limites du possible dans des formes jusque-là inconnues, voilà à quoi allait ressembler son cinéma. » Chantal Akerman, qui filmait, elle aussi, « pour aimer ou pour être aimée », était considérée comme radicale parce que non dans la norme, hors du goût moyen. Sa vie et le cinéma ne faisant plus qu’un, elle donnait à voir ce qui ne se montrait pas, comme le temps ou l’errance.

Mais il est un autre scandale, placé au cœur du livre, irrévocable celui-là, et lié à notre condition d’humain : la mort. Jean-Luc Outers raconte comment ces six personnages se sont effacés de la vie terrestre. Alzheimer est l’une des maladies les plus terribles et pathétiques pour un écrivain : la mémoire lui échappe, en particulier celle des noms et des mots. Dominique Rolin et Hugo Claus en ont été frappés, ce dernier optant pour l’euthanasie, possible en Belgique, dont il annonce la date à quelques amis et à laquelle il se tient, avec un courage et une détermination sans ostentation. Chantal Akerman se suicide peu de temps après la mort de sa mère, qui n’a cessé d’occuper son cinéma, et à laquelle elle a consacré son dernier film.

Jean-Luc Outers donne à ses récits la juste tonalité où l’admiration, voire l’amitié, n’empêche pas la distance nécessaire. Ignorant le pathos, il laisse délicatement sourdre l’émotion, y compris avec le seul personnage qui était non un créateur mais un homme politique, longtemps à la tête d’une grande institution culturelle à Bruxelles, avec lequel il a travaillé en tant que fonctionnaire. Une fois à la retraite, cet homme fut escroqué par un malfrat, devint SDF et vint expirer dans une librairie, « comme un comédien qui s’écroule sans vie sur la scène de son théâtre ». Les manières de mourir ne sont jamais anodines.

[1] Gallimard, 2016.

Le Dernier jour, Jean-Luc Outers, Gallimard, 143 p., 14,50 euros.

Littérature
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