« L’homme qui marche », l’universel en mouvement
Le chef-d’œuvre de Giacometti renvoie celui qui le regarde à sa propre condition humaine et à l’absurdité de celle-ci.
dans l’hebdo N° 1464-1466 Acheter ce numéro
Il a une curieuse position, cet « homme qui marche ». Le torse un peu trop incliné vers l’avant, comme s’il essayait, mais en vain, de soulever sa jambe arrière. Impossible de l’extirper de la cimaise dans laquelle le sculpteur, Alberto Giacometti, l’a engluée. Entre la tête qui avance et ce pied qui résiste, la tension résonne dans ce frêle corps de bronze. Elle le fait entrer en mouvement.
Il y a du Beckett – dont Giacometti fut l’ami de vingt ans – dans cet homme qui marche, immobile, sous nos yeux. Il nous renvoie à la condition humaine et à son absurdité. Nous dit que l’homme a beau vouloir avancer, il est entravé par les semelles de plomb de son destin – ou qu’en dépit de celles-ci ce pauvre diable ne cesse jamais de vouloir avancer quand même…
« Être debout, marcher », c’est, selon Giacometti, « le propre de l’homme ». Lui-même en fut empêché, peu avant la réalisation, en 1947, de son premier « homme qui marche » – il y en aura d’autres, de tailles diverses. En 1938, un accident de voiture lui laisse un pied fracturé. L’histoire raconte qu’étrangement le sculpteur rechigne à sa rééducation, désire garder le plâtre plus longtemps que prévu. « [Il] a été très heureux quand il a su que son opération le laisserait boiteux », affirmera plus tard le poète Jean Genet, qui voit dans ces pieds disproportionnés, caractéristiques de la statuaire giacomettienne, de « fabuleux pieds bots ».
Pour l’historien de l’art Thierry Dufrêne [1], l’épisode sera fondateur. À partir de là, « l’expression du mouvement en sculpture rejoint […] chez Giacometti celle du sentiment d’existence ». Rien à voir, donc, avec une classique étude de la marche comme avait pu la sculpter Rodin, en 1877, dans son Homme qui marche, une statue sans tête et dont le titre se passe de pronom. Au contraire, Giacometti « dévoile le for intérieur [du marcheur], le sentiment même ressenti en marchant », écrit Thierry Dufrêne. L’artiste y révèle aussi un peu du mystère de son travail : « Je ne fais qu’en défaisant », explique-t-il, dans une image qui évoque le mouvement perpétuel de la marche.
Incarnation de l’infiniment petit de l’expérience comme de l’infiniment grand de l’universel, L’homme qui marche fascine depuis plus d’un demi-siècle. Non contente de compter parmi les œuvres d’art les plus chères du monde (L’homme qui marche de 1960 a été adjugé plus de 100 millions de dollars en 2010), la sculpture s’est retrouvée imprimée sur des billets de banque suisses, a donné son nom à un album d’Étienne Daho, et apparaissait, comme un symbole de résistance, dans le générique de l’émission animée, dans les années 1980, par Bernard Langlois, fondateur de Politis.
L’épure et la simplicité de la statue prêtent à toutes les interprétations. Certains ont vu dans ces silhouettes décharnées les marches hagardes des victimes de la Shoah. Si l’atelier parisien de Giacometti, rue Hippolyte-Maindron, n’était pas très éloigné de l’hôtel Lutetia, où furent accueillis, à la fin de la guerre, les rescapés des camps, l’hypothèse n’est pourtant pas privilégiée [2], mais qu’importe. Elle démontre la puissance évocatrice de cette œuvre qui inspira à un autre génie de la peinture, Francis Bacon, cette métaphore-là encore toute verticale : « Giacometti est le plus grand de nous tous. »
[1] Giacometti, les dimensions de la réalité, Skira, 1994.
[2] Lire L’homme qui marche, Franck Maubert, Fayard, 2016.