Loi antiterroriste : dans les coulisses du débat
Ugo Bernalicis, député de la France insoumise, raconte comment a été votée la prorogation de l’état d’urgence.
dans l’hebdo N° 1462 Acheter ce numéro
Une différence flagrante sépare les deux époques. Le 31 mars 1955, la loi sur l’état d’urgence est votée à l’Assemblée nationale dans le contexte naissant de la guerre d’Algérie. Après dix heures de débat et le dépôt de soixante-dix amendements par l’opposition, le texte est adopté avec 379 voix pour. Les 215 députés qui refusent cette nouvelle législation appartiennent en majorité à la SFIO, l’ancêtre du Parti socialiste, et au PCF.
Jeudi 6 juillet 2017. Parmi les 150 députés présents dans l’hémicycle, 137 élus votent pour la sixième prorogation de l’état d’urgence, du 16 juillet au 1er novembre. Seules 13 voix venues de la France insoumise et de la Gauche démocrate et républicaine (principalement des communistes) se déclarent contre. Le groupe Nouvelle Gauche, formé par les socialistes, y est unanimement favorable, ainsi que La République en marche, Les Républicains et le Front national.
Parmi la mince opposition, Ugo Bernalicis, 29 ans, est l’un de ceux qu’on appelle les « primo-députés ». Pour autant, cet ancien fonctionnaire au ministère de l’Intérieur et militant politique depuis douze ans ne manque pas d’expérience sur ce dossier, ni dans la défense de ses idées. On a pu le remarquer lors de ses interventions à la commission des lois et lors des séances publiques à l’Assemblée nationale, accompagné par sa collègue Danièle Obono. Devant la présidente de la commission, la « marcheuse » Yaël Braun-Pivet, il s’offusque de la précipitation dans laquelle est discutée la prolongation de l’état d’urgence.
Pour Politis, Ugo Bernalicis raconte : « Nous avons reçu le projet de loi le 4 juillet à 19 heures. Il nous était demandé d’avoir étudié le texte pour le lendemain à 9 h 30, afin de pouvoir déposer des amendements susceptibles d’être examinés en commission. » En complément, les députés reçoivent « quatre feuilles recto-verso constituées de graphiques présentant le nombre de perquisitions et de contrôles judiciaires. Rien de qualitatif ». Au cours d’une première prise de parole, il dénonce : « L’état d’urgence s’arrête le 15 juillet. Était-il nécessaire de maintenir l’examen de cette loi pour le 6 juillet ? Ne pouvait-on pas attendre quelques jours ? C’est assez symptomatique de voter en urgence la prorogation de l’état d’urgence. On nous oblige [à être rapides], alors qu’on devrait avoir une attitude responsable, réfléchie et mesurée face à ce qu’implique ce texte. »
Tout comme Raphaël Schellenberger (LR), le député regrette l’absence de Gérard Collomb pendant l’examen en commission des lois : ce projet émanant du ministre de l’Intérieur a été adopté sans que celui-ci n’ait répondu au préalable aux questions des députés. Par ailleurs, c’est à la présidente de la commission de nommer le rapporteur et le co-rapporteur du contrôle de l’état d’urgence. Ce dernier est censé faire partie de l’opposition. Or, il est acquis qu’il sera issu des Républicains, bien que ce groupe ne s’oppose pas au texte : il propose même des amendements pour le durcir. « On nous parle d’organiser le pluralisme, mais, lorsqu’il y a un débat, rien n’est permis à l’opposition. C’est aussi autocratique que cela », lâche Ugo Bernalicis.
Un autre moment a marqué le député insoumis : l’annonce du vote par le président de l’Assemblée, François de Rugy. « Nous nous préparions à voter. Chacun ouvre les boîtiers : il y a des boutons avec des voyants. Beaucoup en ignoraient le fonctionnement. Or, il ne se passe pas trois secondes avant que François de Rugy mette un terme au temps du vote ! » En riant, ce dernier interroge : « Vous n’avez pas eu le temps d’appuyer sur le bouton ? », et poursuit : « Bon, je crois qu’il y a largement les suffrages. » Trente-huit députés n’ont pas eu le temps de s’exprimer. Si, finalement, les votes des absents ont pu être comptabilisés, « c’est ahurissant », conclut l’élu du Nord, qui aurait apprécié un peu plus de pédagogie.
Si tous les députés « marcheurs » ont voté pour la prolongation, certains d’entre eux, en privé, ont félicité l’insoumis pour son discours et ses arguments. Il a en effet été le seul à faire référence « au rapport d’Amnesty International pointant 155 interdictions de manifestations revendicatives et 639 interdictions individuelles de manifester ». Comment les députés LREM issus de la société civile peuvent-ils rester sourds à toutes les dénonciations des dérives de l’état d’urgence ? Ugo Bernalicis y voit le poids des consignes du gouvernement, qui souhaite écraser la moindre voix dissonante au sein de la majorité. Il constate « une forme de violence dans le fonctionnement de la majorité En marche ».
Une surveillance qui se retrouve dans l’organisation de l’Assemblée : « Au lieu d’avoir des bureaux regroupés en fonction des groupes parlementaires, tous les députés sont éclatés dans les bâtiments de l’hémicycle. Y compris dans leur propre formation ! » Le renouvellement politique que prétend organiser En marche ne fait pas l’impasse sur des techniques anciennes : diviser pour mieux régner.