Notre-Dame-des-Landes : À l’ombre du totem de la victoire
Auditionnés par les médiateurs du gouvernement, les opposants à l’aéroport peuvent, pour la première fois, confronter leurs arguments. Sur la ZAD, on n’a jamais été aussi confiants.
dans l’hebdo N° 1462 Acheter ce numéro
Le peuple « de boue » n’a jamais aussi bien et aussi mal porté son nom sur la « zone à défendre » (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, samedi 8 et dimanche 9 juillet. C’est sous la canicule que s’est tenu le rassemblement annuel des opposants au projet d’aéroport, à une quarantaine de kilomètres au nord-est de Nantes. Au lieu-dit Chêne des Perrières, le champ prêté par des paysans rebelles à l’expropriation a viré au jaune, et l’on cuit encore plus sous la toile des chapiteaux. Les nouveaux venus peinent à s’imaginer les épopées en ciré, à saute-ornières, de quelques mémorables éditions précédentes. « Chauffe la lutte, pas le climat ! », exhorte une banderole.
Car debout, les « anti » le sont plus que jamais. Il en est encore venu cette année près de 20 000, sur les deux jours. Dimanche matin, plusieurs centaines ont exécuté sur la steppe une « danse de la dissidence » invoquant le renoncement des avions, à défaut de faire venir la pluie. Sous le signe des totems, emprunté « avec respect » aux Amérindiens : une trentaine de poteaux ouvragés et surchargés de messages militants ont été dressés sur le champ. Geneviève Coiffard, membre de l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport (Acipa), et l’une des âmes de la mobilisation, suggère le triton crêté, emblème menacé de cette zone humide, pour animal-totem « protecteur autant que protégé. Et puis il nous manque un totem, celui de la victoire ! » Dans le dos de la foule, quatre gaillards sont en train de l’ériger, une paire d’ailes de bois signant un grand V sur l’azur. On se le glisse avec une prudence convenue, sur la ZAD : ce rassemblement est probablement le « der des ders », au moins dans sa forme actuelle. Les opposants ne se sont jamais sentis aussi proches d’une conclusion conforme à des décennies de résistance : l’abandon du projet d’ici à la fin de l’année.
Si les « Non à l’aéroport » persillent le paysage, les « Dégage Vinci », rageusement martelés il y a deux ans encore, ont disparu, comme frappés d’obsolescence. Affirmant « Solidarité avec les luttes ouvrières et paysannes », « La ZAD est partout », « Notre rêve des Landes », « De nos terres à la Terre », le mouvement se prépare à l’après-aéroport, se projetant comme pôle national de convergence des opposants aux « grands projets inutiles et imposés ». L’invité d’honneur : l’opposition au complexe Europacity de Gonesse (95), après la résistance au projet d’enfouissement de déchets nucléaires de Bure, en 2016. Et le mouvement continue de se renforcer, rejoint par de nouveaux collectifs de lutte. Après Solidaires et la Confédération paysanne, pionniers, plusieurs composantes de la CGT ont pris position contre l’aéroport : l’Union départementale 44, la CGT-Aéroport du Grand Ouest, le collectif national des syndicats CGT de Vinci (le concessionnaire du projet), il y a plusieurs mois, et le secteur « construction » (FNSCBA-CGT) depuis le 22 juin dernier, dont le communiqué demande « l’abandon de toutes les poursuites […] et de toutes les menaces d’expulsion » à l’encontre des habitants de la ZAD. « C’est une importante première dans l’engagement syndical, qui se cantonnait généralement à appeler à la fin du projet d’aéroport », salue Francis Lemasson, de la CGT-Vinci.
Comment coincer un « projet inutile »
Une femme expose sa bataille : une rocade qui desservira une zone d’activités dont le maire est le grand bénéficiaire. « On a tout essayé mais sans documents officiels, on patine… » Raymond Avrillier : « Et vous avez interpellé la Cada pour les obtenir ? » Non… L’expérimenté militant écolo grenoblois a tiré une « méthode » de ses succès (notamment contre Alain Carignon). En premier : puiser aux sources mêmes des porteurs de ces projets nuisibles. « C’est souvent austère, mais on tombe sur des pépites, témoigne Ivan Fouquet, de l’Atelier citoyen, producteur de documents très pointus, comme ce chenil évalué par la DGAC à 600 000 euros pour plomber le budget de la rénovation de l’aéroport Nantes-Atlantique ! » Idem pour Daniel Ibañez, opposant au Lyon-Turin : « En épluchant les écrits administratifs, jamais mis en avant, on s’aperçoit que les services sont tous opposés à cette ligne ferroviaire – du pain bénit ! » Il vient de remettre à la ministre des Transports, Élisabeth Borne, un dossier sur le report modal (les camions sur les trains). « Imparable : nos propositions sont fondées sur des chiffres et des engagements officiels. » En septembre, un « atelier des savoirs partagés » devrait mettre à disposition ces techniques citoyennes qui percent la ligne de défense de ces projets qui professent « il n’y a pas d’alternative ».L’avènement d’Emmanuel Macron a encore modifié la donne en faveur des opposants. Le nouveau gouvernement a choisi la voie d’une médiation d’une nature bien différente des tentatives de concertation précédentes, qui n’avaient pour objectif, selon les opposants, que d’apaiser les tensions pour imposer l’aéroport. Cette fois-ci, les trois médiateurs nommés – Gérard Feldzer (pilote, proche de Nicolas Hulot), Michel Badré (ingénieur des eaux et forêts) et Anne Boquet (préfète) – ont pour feuille de route l’audition contradictoire des parties prenantes dans le but de juger de la pertinence de leurs arguments techniques. En quelque sorte, la remise à plat des fondements du projet – une première. « Il s’agit enfin d’aller au fond du dossier, et les médiateurs se montrent très ouverts », se félicite Dominique Fresneau, d’une des quatre familles de paysans résistantes encore installées sur la ZAD.
Au cœur de la confrontation, les rapports uniformément pro-aéroport émis par la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), juge et partie, critiquent les opposants. En face, l’évaluation économique réalisée en 2011 par le bureau d’études néerlandais CE Delft à la demande du Collectif des élus doutant de la pertinence de l’aéroport (Cédpa), ainsi que les études menées pendant des mois par l’Atelier citoyen, tenues dans le mépris par les autorités et qui concluent que la mise à niveau de Nantes-Atlantique, l’aéroport existant (au sud de Nantes) répondrait aux besoins futurs à des coûts bien moindres que la construction d’un nouvel équipement à Notre-Dame-des-Landes. « Entre les deux, c’est la nuit et le jour », commente Françoise Verchère, l’une des animatrices du Cédpa.
Expertise contre expertise, dans la transparence : les opposants en rêvaient depuis des années, qui dénoncent les « mille et un mensonges » de la DGAC. Nombre de mouvements d’avions dans le futur, exposition de la métropole nantaise au bruit, trajectoires des atterrissages, coût du réaménagement de Nantes-Atlantique : dans le cas très probable où les divergences persisteraient entre les deux parties, les médiateurs commanderont des expertises complémentaires dès le mois d’août. « Verra-t-on reconnaître la véritable nature du projet Notre-Dame-des-Landes, à savoir une banale culbute immobilière sur 1 650 hectares ? », s’interroge Dominique Fresneau, convaincu qu’aucun des arguments justifiant l’équipement, à géométrie variable au cours des années, ne tient la route. Dans le bocage, le mètre carré se négocie 27 centimes s’il s’agit d’une terre agricole. Devenu « constructible » ou « bâti », le terrain voit sa valeur multipliée plusieurs centaines de fois. La prudence reste cependant de mise. « Nous sommes coutumiers des mauvaises surprises, rappelle-t-il. Nous avons demandé la publication rapide des comptes rendus des auditions, une indication du degré de transparence de la démarche. »
Quoi qu’il en soit, tous les opposants sont convaincus que cette phase technique, pour honnête qu’elle puisse être, n’a pour objectif que d’habiller une décision in fine politique, entre les mains d’Emmanuel Macron, qui attend les conclusions d’ici au 1er décembre. « Il a indiqué que les projets non encore engagés étaient sujets à réexamen si des éléments nouveaux justifient de rouvrir le dossier. Nous voulons croire que nos pièces, qui n’ont jamais été examinées, sont de cette nature. »
Nouveauté également, l’épineuse question du devenir des quelque 200 « nouveaux habitants » illégaux de la ZAD n’est plus un préliminaire gouvernemental à la résolution du blocage. La préfète Anne Boquet a bien émis le désir de rencontrer ces « zadistes », revenus s’installer sur les terres gelées par l’emprise réservée pour l’aéroport, après le fiasco de l’opération César de « nettoyage » de la zone à l’automne 2012. Porte fermée. « La médiation sur l’opportunité du projet n’est pas notre sujet, balaye Sophie, néo-habitante depuis plusieurs années. Il nous faut maintenir le rapport de force. » Et puis il s’agit de placer un coin entre les différentes composantes de la lutte « pour semer la confusion entre nous afin d’imposer plus facilement le fait du prince », est convaincu Basile. Acipa et Cédpa, qui ont accepté de jouer le jeu de la médiation, ont également opposé une fin de non-recevoir. « Dans l’hypothèse où le projet serait abandonné, nous avons demandé qu’il soit accordé du temps pour trouver des solutions pour le devenir de la ZAD », indique Françoise Verchère, qui souligne que tous les groupes d’opposants – paysans, zadistes, élus, riverains, comités de soutien – ont réaffirmé leur ancrage commun : la charte « en six points » rédigée en 2015 pour cadrer « l’après », et qui ambitionne de poursuivre et de développer l’expérience née de la lutte – maintien des nouveaux habitants, respect des diverses pratiques (agriculture classique et expérimentale, auto-construction, variété des formes de vie…), gestion collective du foncier, etc.
Car sur la ZAD, le bouillonnement est continu, qu’il s’agisse des pratiques de vie, de gouvernance collective ou d’implantation de projets. Après l’essor spectaculaire de l’agriculture, lancé en 2013 par le mouvement « Sème ta ZAD », des cultures maraîchères et céréalières ainsi que de petits élevages ont pris place un peu partout. On compte aussi, entre autres, une meunerie, un atelier de mécanique agricole, deux boulangeries, deux laiteries, une brasserie, un atelier de tannage « écolo », etc. Un pôle de gestion du bois est né. Après des années d’évolution naturelle, en raison du gel de l’exploitation des terres, les aires forestières ont pris du volume. Après quelques tâtonnements, depuis 2014, les habitants de la ZAD ont pris en main la gestion du bois. « Abracadabois, c’est réfléchir une utilisation durable de cette ressource, construire en dur pour plus de confort, pour recevoir des gens de passage dans de meilleures condition, et affirmer que notre installation n’est pas temporaire », explique l’un des animateurs de l’initiative. Coupe de bois d’œuvre ou de chauffe, entretien des haies, formation auprès de bûcherons et de charpentiers, le désir de sanctuarisation de « mère nature » affirmé par quelques-uns semblent s’être dissout. Parmi les projets « bois » en cours, le comité basque de soutien à la lutte veut concrétiser en août la construction d’Ambazada, « lieu fonctionnel pour lier les luttes entre elles », explique Camille.
La ZAD s’enorgueillit aussi de posséder avec le Taslu, créé en septembre 2016, la bibliothèque la mieux fournie de la région de Notre-Dame-des-Landes, avec déjà près de 5 000 ouvrages – uniquement des dons. Un groupe cartographie, né à l’époque où la connaissance du terrain était un atout pour résister aux forces de l’ordre, s’oriente aujourd’hui vers la référence des usages, les différentes formes de représentation du territoire – propriété du foncier, localisation des activités, circulation. Dernière production en date : un guide des « chemins de la ZAD », trois parcours à l’intention des visiteurs qui pourront vérifier que l’on peut se promener librement sur ce territoire présenté par les pro-aéroport comme une « zone de non-droit » occupée par des extrémistes. « La mairie de Notre-Dame-des-Landes les avait effacés des tablettes, nous les avons ressuscités », indique Sophie.