Philippe Mangeot : « Nous avons produit notre propre légende d’Act Up »
Philippe Mangeot raconte ici son expérience de coscénariste de 120 Battements par minute et analyse l’impact social du film.
dans l’hebdo N° 1464-1466 Acheter ce numéro
Philippe Mangeot, entré à Act Up en 1990, président de l’association entre 1997 et 1999, y a milité aux côtés de Robin Campillo, avec lequel, une vingtaine d’années plus tard, il a écrit le scénario de 120 Battements par minute, en salles le 23 août. Son point de vue touche à l’esthétique et au politique.
Comment êtes-vous arrivé dans ce projet ?
Philippe Mangeot : Un jour, Robin Campillo déjeunait avec Hugues Charbonneau et Marie-Ange Luciani, de la maison de production Les Films de Pierre, qui ont produit son film précédent, Eastern Boys. Robin et Hugues se racontaient de vieux souvenirs d’Act Up, dont ils avaient été membres. Et Marie-Ange, les écoutant, s’est dit que cela pourrait faire un beau projet de film. Quelques jours plus tard, ils m’ont appelé pour y participer. C’était il y a trois ans.
En ce qui me concerne, cela fait très longtemps que je ne milite plus dans le cadre de la lutte contre le sida, mais cela fait aussi très longtemps que j’ai en tête d’écrire un livre sur l’année 1997 – ce qui n’a pas de rapport direct avec ce qui est représenté dans le film, puisque son action se situe dans les années 1993-1994, même si ce n’est pas explicitement daté.
L’année 1997, c’est le moment où on comprend tout d’un coup que les séropositifs – sauf ceux qui sont alors très malades – ne vont pas mourir du sida, à la faveur des nouvelles thérapies.
C’est une année très heureuse a priori. Mais, en fait, intimement et psychiquement rude. D’abord, parce qu’on se rend compte qu’on ne fera pas partie de la même charrette que ceux qui sont morts, qu’on ne fait plus partie du même monde. On est obligé de refermer les tombeaux violemment. Pour moi, ce sont les années du deuil. Ensuite, parce qu’on se confronte à de nouveaux problèmes liés au retour à la vie normale. Personne n’avait le droit de dire que c’était difficile, parce que cela aurait été obscène. Et en même temps tout le monde éprouvait dans son coin, sans pouvoir se le dire, cette mélancolie-là.
Quand Robin Campillo me propose de travailler au scénario, je me dis que c’est une façon de repartir en amont de cette idée de livre, et de faire l’effort de mémoire nécessaire. Mais, évidemment, le film a une autonomie qui fait qu’il n’est plus du tout lié à mon propre projet, que j’ai de nouveau devant moi…
Comment avez-vous travaillé ?
Il fallait nous remémorer ces années-là. Robin Campillo comme moi-même avions oublié comment nous vivions : avoir un métier et en plus nous rendre à trois réunions par semaine, participer régulièrement à des actions, etc., vivre une expérience communautaire très forte, qui était trouée, sidérée par la maladie, la mort, les visites dans les hôpitaux…
Robin avait deux idées essentielles. La première, c’est que le film devait montrer, pour une large part de son récit, la boîte noire d’Act Up, la réunion hebdomadaire (RH), où l’instance principale serait le collectif et ce qui le fait vivre : ses tensions, son énergie propre… La seconde, c’était l’idée d’une deuxième partie beaucoup plus individualisée, apparemment centrée sur un couple, Sean et Nathan, avec des personnages identifiés comme principaux. Si je dis « apparemment sur un couple », c’est parce qu’en réalité, dans la mort, on est seul. Il y a certes quelqu’un d’autre, qui est là. Personne ne sait très bien ce qu’on fait ensemble à ce moment-là, mais on le fait. Sean dit d’ailleurs à Nathan : « Désolé que ça soit tombé sur toi. » La deuxième partie est centrée sur cette romance improbable que fabriquent deux personnes, où il n’y a pas beaucoup de possibilités de tenir avec du politique.
Par rapport à la mémoire collective d’Act Up, aviez-vous la préoccupation de ne pas trahir ?
La plus grande trahison eût été de ne rien faire. Les jeunes aujourd’hui connaissent très mal cette histoire, qui a été aussi ignorée par beaucoup de ceux qui en ont été contemporains. Il ne fallait pas la laisser s’oublier. Aux États-Unis, le récit de groupe de la lutte contre le sida devient presque un genre cinématographique [1] – ce qui n’est pas une coïncidence. Il y a sans doute un désir, qui est dans l’air du temps, de transmission – le contraire de la trahison.
En outre, après Cannes, j’ai reçu un message très ému d’Hugues Charbonneau me disant ceci : « Notre jeunesse a été saccagée, nous avons su nous défendre, ce film est notre dernier coup de pied à nos ennemis. » C’est vrai. Les méchants, les ignorants ou les surplombants ne parleront pas à notre place. Nous avons contribué avec ce film à produire notre propre légende d’Act Up. Et, après tout, c’était le geste originel d’Act Up : « Ne parlez pas pour nous ! » Donc, là non plus il n’y a pas de trahison.
Par ailleurs, nous avions besoin de la validation de Didier Lestrade, qui a cofondé Act Up. Si Didier n’avait pas aimé le scénario, nous aurions été éthiquement en porte-à-faux. Heureusement, cela n’a pas été le cas. D’une certaine façon, il nous a adoubés. Enfin, une inquiétude aurait pu naître chez certains militants d’Act Up, moins par rapport à une trahison que vis-à-vis d’une préemption de mémoire. Mais, récemment, une projection a été organisée où étaient invités tous les militants d’Act Up qui souhaitaient venir. Or, la plupart de ceux qui ont connu cette époque ont été bouleversés et en ont témoigné.
Tout en ayant une démarche très subjective, ne deviez-vous pas garder une distance vis-à-vis de l’objet pour que celui-ci soit partageable ? Le film a une évidente dimension didactique…
Il fallait être didactique sur la méthode d’Act Up, sur le mode de discussion, mais aussi sur la question du combat pour les médicaments… La mise en scène s’apparente parfois à un cours, comme celui de « Bienvenue à Act Up », au début, ou celui sur les modes de réplication du virus.
Ce didactisme est aidé par le fait qu’Act Up était une sorte d’université populaire. La dramaturgie d’Act Up était constamment didactique. Et, plus finement, ce qui se joue là, c’est qu’on n’arrêtait pas de se répéter le discours d’Act Up, on n’arrêtait pas de le fabriquer en le proférant, quitte à le mettre en scène au cours de la RH face à des gens qui le connaissaient eux-mêmes par cœur. Cela dit, le film est fortement didactique mais contient aussi des ellipses considérables.
Une fois le scénario achevé, comment avez-vous découvert le film ?
J’ai découvert le film à plusieurs étapes. D’abord, au bout de ces conversations avec Robin Campillo, qui ont duré un an, j’ai reçu une première version du scénario – plus tard, il y a eu une seconde session de travail, où nous avons écrit tous les deux. J’éprouve alors une grande émotion. J’en reconnais toute la matière mais en découvre sa construction et je vois que ça marche ! Ensuite, il y a eu la période du casting. Robin m’a invité aux réunions avec Sarah Teper et Leïla Fournier, les directrices de casting. Hormis Adèle Haenel, il ne devait pas y avoir de comédiens célèbres. Très vite, s’est aussi imposée l’idée que les acteurs devaient être homosexuels. C’est très spécifique à ce film, qui repose sur la parole publique, et donc la représentation de soi dans la parole publique.
Deuxième découverte très forte du film pour moi : lors d’une répétition générale. Dans un amphi loué à l’université Paris-8, on passe trois jours avec les acteurs et on teste des choses avec eux, on écoute leurs voix… J’ai été vraiment bouleversé parce que j’ai eu l’impression de revivre ce que j’avais vécu. Les acteurs disposaient d’un texte qui était un canevas. J’avais ouvert ces trois jours en leur faisant une sorte de cours sur qui ils étaient, ce qu’était leur vie de militants, ce qu’était le corps d’un amant malade, etc. Le lendemain était organisée la confrontation avec Gilberti, le patron du gros laboratoire pharmaceutique du film, interprété par Samuel Churin, qui s’y connaît en confrontation [Samuel Churin est le porte-parole de Coordination des précaires et des intermittents d’Île-de-France, NDLR]. À un moment donné, Gilberti/Samuel a dit : « Pendant que vous parlez, nous travaillons. » J’ai cru que les acteurs allaient l’étrangler !
Enfin, j’ai découvert le film au montage, pour en voir des états successifs et servir de test.
Comment expliquer le décalage entre l’accueil extraordinaire reçu par le film à Cannes et l’hostilité qui était le lot d’Act Up ?
D’abord, il y a l’effet de la mimesis, qui permet de voir ce qu’on ne voulait ou même ne pouvait pas voir. Et puis le film fait un travail pédagogique, élucide ce que les gens ne voyaient pas parce que les modalités d’action d’Act Up étaient séduisantes du point de vue de la mise en scène mais également choquantes : nous avions besoin d’être des méchants médiatiquement pour pouvoir forcer des portes. Après, il y a ce constat plus banal que les héros sont toujours les héros d’hier. Et, de ce point de vue, ce que je dis aux journalistes, c’est qu’ils devraient plutôt aller voir des gens qu’ils traitent de radicaux ou de « fascistes » aujourd’hui plutôt que de faire des sujets sur ce qu’était Act Up. Si je cite le Parti des indigènes de la République, par exemple, tout le monde hurle. Si le film peut être une incitation politique à aller voir ce qui se joue en ce moment, alors c’est vers ces groupes minoritaires qu’il faut se tourner.
Enfin, une raison de l’accueil chaleureux qui est fait au film tient aussi à notre présent. 120 Battements par minute parle d’une époque où, pour discuter ensemble de politique, échanger du savoir, le Net n’existant pas, il fallait se voir chaque semaine. Quand on s’engueule par écrit sur une liste de diffusion, c’est en général plus irréversible que quand on s’engueule en face-à-face. La réunion, la joie de la réunion, autorise de s’engueuler, de proférer des bêtises.
Il ne s’agit pas de pleurer une époque révolue, mais, aujourd’hui, le Net offre des possibilités qui font qu’on n’est plus obligé de se voir chaque semaine. Le film produit donc un attachement nostalgique à l’endroit d’une époque où la conflictualité politique était sans cesse incarnée – alors que nous n’avons pas encore inventé les formes d’incarnation propres aux outils technologiques dont nous disposons. Pendant que nous écrivions le scénario, il y a eu Nuit debout. Pour beaucoup de gens qui entraient en politique, il y avait le même type d’émotion : nos corps ensemble. Et cela prenait par ailleurs appui sur des modes de diffusion modernes. Je crois qu’il existe aujourd’hui un désir de réincarner la délibération politique.
Par ailleurs, Act Up était possible à un moment historique particulier : nous n’étions pas encore dans les années du durcissement sécuritaire. La conversion de la gauche au sécuritaire a commencé dans les années Jospin. Toutes les actions que nous avons pu faire étaient tacitement autorisées : nos réunions étaient publiques, nous étions surveillés. Aujourd’hui, elles seraient interdites. Et, par ailleurs, nous étions blancs, pas arabes, et nous étions malades et le criions haut et fort. Or, quelques années auparavant, Malik Oussekine s’était fait tabasser à mort. Cela nous « protégeait ».
Que pensez-vous du discours médiatique qui se dessine à partir du film au sujet de la « jeunesse d’aujourd’hui » ?
Act Up, groupe très minoritaire, n’était pas du tout la jeunesse de l’époque – contrairement à ce que suggère Léa Salamé quand elle interroge les acteurs du film ainsi : « Ne trouvez-vous pas que vous êtes mous par rapport à la jeunesse de l’époque ? » Elle aurait été journaliste dans ces années-là, elle nous aurait maltraités comme la plupart de ses confrères. Les jeunes d’aujourd’hui, ce sont les acteurs du film. Il suffit de voir leur capacité d’invention, tout ce qu’ils ont amené dans l’incarnation des personnages pour se rendre compte qu’il n’y a aucune inquiétude à se faire sur la capacité des « jeunes d’aujourd’hui » à inventer des formes largement aussi intéressantes que celles que nous avons inventées.
[1] Voir par exemple The Normal Heart, de Ryan Murphy, avec Julia Roberts.
Philippe Mangeot Professeur de littérature, ancien président d’Act Up, cofondateur de la revue Vacarme.
À lire aussi >> « 120 Battements par minute », de Robin Campillo : Une histoire vivante