PMA, GPA : « Le risque de marchandisation des corps n’est qu’un prétexte »
Le Comité d’éthique a donné un avis favorable à la PMA mais pas à la GPA. Stéphane Nadaud critique moins la décision que la méthode et les objectifs mêmes de cette instance.
dans l’hebdo N° 1461 Acheter ce numéro
L’avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) du 21 juin porte sur les « demandes sociétales » concernant le « recours à l’assistance médicale à la procréation ». Il est favorable à l’ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes, celles qui sont en couple hétérosexuel mais aussi, désormais, les lesbiennes et les célibataires, son avis reflétant l’acceptation de plus en plus large de la société sur la question. En revanche, concernant la gestation pour autrui (GPA), le CCNE a renouvelé son refus. Stéphane Nadaud, auteur de nombreux livres sur les rapports entre les normes et le corps dans la société capitaliste, propose une critique pour le moins radicale de la méthode et des objectifs du CCNE.
Quelles sont les grandes étapes qui, selon vous, ont conduit à cette évolution de l’opinion, dont l’avis du CCNE se fait l’écho, quant à l’ouverture de la PMA à toutes les femmes ?
Stéphane Nadaud : L’évolution des droits des homosexuels leur reconnaissant une sexualité normale n’est évidemment pas pour rien dans cette décision. L’accession au mariage (et à l’adoption) pour les couples de même sexe va dans ce sens. Plus généralement, depuis longtemps, de nombreux chercheurs en sciences humaines s’étonnaient de la différence de traitement concernant l’accès à la filiation entre l’adoption et la procréation médicalement assistée : la première étant possible pour un célibataire au contraire de la seconde, dont le cadre permettait pourtant l’accès à des couples non mariés, ce qui était impossible pour l’adoption ! On peut voir dans cette décision, peut-être, une volonté de cohérence.
Cet avis est beaucoup plus réservé concernant l’autorisation d’« autoconservation » des ovocytes, en particulier pour les femmes jeunes, qui pourraient ainsi choisir de repousser plus tardivement une grossesse. Pourquoi, après le « feu vert » sur la PMA, ce « feu orange » en la matière ?
Ce qui permet de comprendre les bizarreries de ce type de décision est en même temps simple et complexe. Il en est de ces décisions « éthiques » relatives au fait de donner la vie comme de celles qui gèrent le fait de l’enlever (droit au suicide, à l’euthanasie).
L’élément qu’il faut avoir en tête pour comprendre ces positions est le rapport de l’État au corps de l’individu. Il existe un apparent paradoxe pouvant se résumer ainsi : tout est organisé pour faire croire aux individus que leur corps leur appartient, qu’ils pourraient en faire ce que bon leur semble (de l’apparente liberté du choix des vêtements au droit de se faire tatouer, etc.), alors qu’en réalité, comme nous l’a appris Michel Foucault, le corps n’a jamais aussi peu appartenu à l’individu.
Le comité d’éthique et ce type de décision poursuivent un seul but qui consiste à dire comment doivent être gérés les corps. Et, n’ayant pas vraiment conscience de ce rôle biopolitique, ils ne peuvent que donner des avis paradoxaux, voire incompréhensibles, comme celui que vous pointez.
Sur la GPA, en revanche, le CCNE a émis un avis clairement défavorable, notamment quand il écrit que la GPA engendre « des violences juridiques, économiques, sanitaires et psychologiques qui s’exercent sur les femmes recrutées comme “gestatrices” ainsi que sur les enfants qui naissent et sont objets de contrats passés entre des parties très inégales ».
Le rapport des décisions du comité d’éthique avec l’opinion est complexe à analyser. C’est toute la question de savoir si la loi suit la société ou si ce doit être le contraire. Afin de ne pas faire un procès d’intention qui consisterait à considérer ce type d’instance comme des chambres d’enregistrement des mouvements sociétaux, il faut peut-être envisager la question différemment. Je pense que, sur la GPA, l’avis signifie en fait : quelle que soit la raison qui la pousserait à utiliser son corps pour porter un enfant pour autrui, une femme n’en a de toute façon pas le droit, parce que le corps en question n’appartient nullement à la femme en question – il appartient à l’État.
Cela peut paraître surprenant, mais les questions de la contractualisation néolibérale et de la marchandisation du corps des femmes ne me semblent pas être les raisons de la position de la commission sur la GPA : ce sont en réalité des prétextes. Quand on analyse les avis des quinze dernières années des commissions d’éthique successives, on voit bien que ce qui était considéré (sur la PMA) comme une potentielle dérive marchande à un temps t devient, quelques années plus tard, acceptable. Le capitalisme bouge extrêmement vite, mais tout de même ! Cela devrait interroger sur le rapport de ce type de commission avec une éthique qui change aussi vite en fonction du contexte.
En réalité, je pense que le rôle du Comité d’éthique est de donner des avis sur la façon de gérer les problèmes plutôt que de fournir des arguments aux politiques pour qu’ils fassent leur métier, à savoir gérer politiquement la question – j’insiste depuis de nombreuses années sur le fait que ces derniers ont tendance à utiliser les intellectuels non pour les aider à penser, mais pour être les cautions de leur manque de courage politique. En ce sens, ces intellectuels ne sont pas indépendants, et leur décision ne saurait être qualifiée d’éthique, l’éthique nécessitant, pour se donner pleinement, d’être réellement distanciée du pouvoir en place. C’est pourquoi ce type d’instance fait fausse route en se qualifiant d’éthique, car une véritable décision éthique devrait se poser la question de la liberté plutôt que celle de la gestion.
En ce sens, cet avis sur la GPA est idéologique, mais au sens d’une idéologie d’État, qui réaffirme que les corps humains doivent être gérés par l’État. Il rappelle qu’un individu ne peut pas disposer de son corps sans un avis circonstancié de ce dernier.
Comment le CCNE est-il arrivé à cette conclusion sur la GPA? Avec quels intervenants, quelle méthode et quelles discussions ?
Le cadre de ce type de comité est pris dans une idéologie institutionnelle qui le lie de façon ambiguë au politique – ne serait-ce que parce que son président et plusieurs membres sont nommés par le président de la République. Je ne veux pas dire que le Comité d’éthique est à la botte du pouvoir, ce qui serait absurde, mais qu’il est dans un rapport direct à celui-ci, même lorsqu’il s’y oppose – il est une partie de l’État, et c’est la raison pour laquelle il peine à être un véritable lieu de création et de contestation.
En d’autres termes, ce type de comité est organisé davantage pour penser l’éthique que pour penser éthiquement. C’est la différence que Nietzsche ou Spinoza font entre la morale et l’éthique – la morale se mettant d’emblée du côté du pouvoir en place comme garant de l’exercice de ce dernier ; l’éthique tentant de se décaler du pouvoir en place pour le réinterroger (que ce soit, au bout du compte, pour le soutenir ou pour y résister). Ce type de comité étant résolument du côté de la première, il manque cruellement de la seconde.
En disant cela, j’ai bien conscience de répondre par des critiques de méthode du Comité d’éthique plutôt que par une opinion sur les avis rendus. Mais, dans ces avis, c’est bien la méthode qui pèche, qui les rend insaisissables, sinon comme des prescriptions morales face auxquelles, il faut bien l’avouer, il n’y a pas grand-chose à dire.
Que pourrait être, selon vous, une GPA éthique « à la française », protégeant à la fois la dignité et les droits fondamentaux des femmes, mais aussi ceux des enfants, en évitant également un système trop néolibéral en la matière ?
Pour pouvoir répondre à cette question, il faudrait réinterroger profondément la question du corps et de son rapport à l’État. Une façon éthique d’envisager le problème serait tout d’abord de réfléchir à la raison pour laquelle l’État s’insinue de façon aussi sournoise et prégnante dans des questions aussi essentielles que la volonté de donner la vie à partir de son propre corps, et celle de donner la mort à son propre corps. Si nous tentons de construire une démocratie, c’est bien pour que chacun, individuellement et collectivement, puisse être confronté à la liberté de choisir – aux espoirs infinis et aussi aux limites de cette liberté.
Et si, pour répondre directement à votre question, la peur est que le néolibéralisme précipite dans le délit ou le crime les individus qui useraient de façon non morale de cette liberté (commercialisation des embryons, esclavage des femmes qui les portent, etc.), alors soyons clairs et mettons ces questions, comme celles de la régulation des échanges économiques et du militaire, du côté des fonctions régaliennes de l’État. Auquel cas, je ne vois pas ce qu’un chercheur aurait à proposer, d’un point de vue concret, sur la gestion de ces fonctions régaliennes de l’État – c’est le rôle du fonctionnaire qui s’occupe de cette fonction, rôle que remplit parfaitement le Comité d’éthique. Le chercheur, lui, tentera plutôt de rappeler que, plus on renforce les contrôles, plus on limite les libertés.
S’il fallait tout de même donner des réponses concrètes à cette question d’une « bonne » GPA qui protégerait les femmes et les enfants, je dirais : en proposant des solutions politiques à la société pour lui permettre d’assurer une rémunération, un niveau et un cadre de vie corrects à chacun des individus qui la composent, ce qui limitera fortement toutes dérives du côté de tous les types de marchandisation des corps.
Stéphane Nadaud Pédopsychiatre et philosophe. Ancien rédacteur en chef de la revue Chimères, fondée par Deleuze et Guattari, Stéphane Nadaud est l’auteur de la première thèse de doctorat sur l’homoparentalité en France. Il a été l’éditeur de certains écrits inédits de Félix Guattari, notamment Écrits sur l’Anti-Œdipe (Lignes, 2004), textes préparatoires du livre de 1972 écrit avec Gilles Deleuze.