Barcelone : L’indépendance à l’épreuve du terrorisme
L’inévitable politisation de l’attaque des Ramblas peut-elle influer sur le référendum du 1er octobre voulu par les séparatistes ?
dans l’hebdo N° 1467 Acheter ce numéro
En Catalogne, le deuil aura vite laissé la place aux divisions. Après une période de paix relative, durant laquelle la classe politique catalane et espagnole a fait preuve de sobriété et d’unité, les tensions ont rapidement repris le dessus, se cristallisant autour de la gestion sécuritaire de l’attaque meurtrière des Ramblas.
À nos lecteurs
À la suite d' un incident d'imprimerie, le reportage de Laura Guien sur Barcelone a été amputé d'une partie de son contenu dans la version papier de l’hebdomadaire qui paraît ce jeudi 31 août. Nous lecteurs cruciverbistes ont également été privés de leur rendez-vous avec les mots croisés de Jean-François Demay. Ils trouveront la grille n° 402 dans le numéro de la semaine prochaine. Nous prions nos lecteurs de bien vouloir nous excuser. Nous publions ci-dessous l'intégralité de l'article de Laura Guien.
Moins d’une semaine après les faits, qui ont coûté la vie à 16 personnes et causé une centaine de blessés, les syndicats des principales forces policières nationales ont ainsi accusé les Mossos d’Esquadra, la police catalane en charge de l’enquête à Barcelone, de les avoir mis sur la touche, dans le but politique de « véhiculer […] l’image d’un “État autosuffisant” ». La gestion de la crise par les Mossos a généré des manifestations populaires spontanées, et la polémique a rapidement enflé autour du refus du pouvoir central d’augmenter les effectifs de la police catalane dans une région particulièrement soumise au risque terroriste. Autre point de litige : la décision, antérieure aux attentats, du gouvernement du Partido popular de refuser aux Mossos l’accès direct à la base de données policières européenne Europol.
La veille de la grande manifestation pour la paix convoquée à Barcelone, le président de Catalogne, Carles Puigdemont, déclarait dans une interview au Financial Times que son administration avait déjà demandé au chef du gouvernement, Mariano Rajoy, « de ne pas faire de la politique au détriment de la sécurité », avant de confirmer la tenue du référendum sur l’indépendance, le 1er octobre prochain. Le spectacle de la désunion a toutefois atteint son apogée lors du défilé de samedi sur le Passeig de Gràcia, au cours duquel les militants séparatistes ont copieusement sifflé le roi Felipe VI, et où la présence des « Esteladas » (drapeaux catalans et symboles indépendantistes), bien que parées d’un crêpe noir, ont donné une teinte définitivement politique à l’événement.
L’horreur des attentats n’aura donc pas empêché le retour du sujet qui domine régulièrement l’actualité espagnole : le conflit séparatiste. Mais qu’en est-il réellement du côté de l’opinion ? Dans les derniers sondages du Centre d’investigations sociologiques (CIS), un mois avant le tragique événement de cet été, le refus de l’indépendance s’imposait avec 49,4 %, contre 41,1 % d’opinions favorables à la sécession. Les attentats des Ramblas et les frictions politiques qu’ils ont engendrées vont-ils changer l’équilibre du référendum prévu par l’administration de Puigdemont ?
À en juger par la stupeur et l’émotion qui submergent encore les Ramblas quelques jours après les attentats, la question de l’indépendance semble se situer dans une autre dimension. C’est le cas pour Anna, 20 ans, venue se recueillir auprès de l’un des nombreux autels improvisés par la foule sur la célèbre artère barcelonaise. « Nous voulons la paix avant tout, maintenant. Il faut prendre de la distance, la question de l’indépendance est secondaire. » Pour Josep, 60 ans, qui s’est déplacé spécialement de la ville voisine de Sitges pour rendre hommage aux victimes, les attaques de Barcelone et le référendum demeurent également des questions sans lien direct : « Ceux qui ont leur opinion la garderont. Je ne pense pas que les attentats puissent influer sur la décision des Catalans vis-à-vis de l’indépendance. »
Un avis que partage Thomas Jeffrey Miley, professeur de sociologie politique à l’université de Cambridge et spécialiste de la question séparatiste catalane. « Sur ce sujet, la société est extrêmement polarisée. S’il peut toujours y avoir une campagne politique qui fasse gagner ou perdre un point ou deux d’opinion, rien ne risque de changer en profondeur. »
Une thèse qui se confirme lorsqu’on discute avec les partisans des positions les plus affirmées. C’est notamment le cas de Joan Maria, 56 ans, originaire de Girone, la ville d’origine du président Puigdemont. « Les attentats nous ont permis de nous rendre compte que la police catalane a été vraiment efficace pour gérer la situation. Cela prouve bien que nous sommes prêts à être un État indépendant. » Un témoignage qui s’oppose à celui d’Óscar, conducteur de taxi de 48 ans, présent sur les Ramblas le jour de l’attentat et partisan du « non ». « Si nous n’avons pas accès maintenant à toutes les informations en matière de sécurité, que va-t-il se passer si nous obtenons l’indépendance ? C’est trop risqué. »
La violence des événements, conjuguée à la polémique sécuritaire, semble avoir divisé encore plus la société catalane. Cependant, Lluis Orriols, politologue et spécialiste des comportements électoraux, doute de l’impact direct de l’attentat sur le référendum. « Pour que cela influe sur le vote, il aurait fallu que les politiques relient directement l’attaque à la question indépendantiste. Or, la politisation a été bien moindre que celle à laquelle nous avions assisté lors des attentats d’Atocha, en 2004. » En effet, l’utilisation politique de cette première attaque jihadiste sur le territoire espagnol par le Partido popular, attribuant les attentats revendiqués par Al-Qaida aux séparatistes basques d’ETA avant de se raviser, avait à l’époque été suivie d’un élan électoral de la droite conservatrice au profit du socialiste Zapatero. « À Barcelone, les gouvernements, central comme régional, ont été conscients du risque qu’il y avait à associer la politique et les attentats. Néanmoins, l’attaque risque de provoquer un contretemps dans le processus souverainiste catalan », analyse Lluis Orriols.
Au lieu d’influencer des opinions déjà très polarisées, l’attentat ne pourrait représenter en fin de compte qu’une parenthèse dramatique dans le processus indépendantiste, toujours sur les rails. D’autant plus que les attaques terroristes semblent ne pas avoir de répercussions directes sur le vote en Espagne. C’est en substance l’idée que tend à généraliser l’étude récente de Laia Balcells et Gerard Torrats-Espinosa sur les comportements électoraux en période d’attentats [1]. Ces chercheurs en sociologie et en sciences politiques ont ainsi comparé les préférences électorales de personnes interrogées par le CIS avant et après des attaques d’ETA. Si aucun changement significatif n’est constaté quant à leurs intentions de vote, l’étude souligne toutefois une augmentation de leur volonté de participer à des élections démocratiques. Le phénomène pourrait-il se reproduire en Catalogne avec le référendum ?
Pour Laia Balcells, « si le référendum est perçu comme un engagement civique, il est possible que l’attentat de Barcelone renforce la participation. En ce moment, la citoyenneté est très mobilisée, et désireuse de montrer son rejet du terrorisme et son appui à des institutions démocratiques ». Si tant est que le référendum soit réellement considéré comme démocratique par tous. Et ce n’est pas l’avis de certains manifestants. Parmi eux, un groupe de militants de la Société civile catalane, association politique hostile à l’indépendance de la région. Ils s’alignent sur les déclarations de Mariano Rajoy vis-à-vis du référendum : « Pour nous, ce scrutin est antidémocratique et illégal, car il ne respecte pas la constitution espagnole », déclare Juan, l’un des membres de l’association. Une posture qui s’oppose à celle de l’Assemblée nationale catalane (ANC), qui milite activement pour la sécession. « Le référendum est la solution démocratique à un conflit politique crucial en Catalogne. Si les gens se sentent plus enclins à participer politiquement après les événements survenus à Barcelone, cela reste une conséquence positive dans un contexte tragique », explique Enric Blanes, son chargé de communication.
Reste que ce glissement si rapide vers la question du conflit territorial semble avoir éclipsé d’autres aspects plus complexes. Thomas Jeffrey Miley, qui analyse la polémique autour du manque de collaboration entre les forces policières, regrette ainsi que le débat se soit fixé, du côté espagnol comme catalan, sur le thème de la guerre contre la terreur. « Des deux côtés de la fracture, ceux qui interrogent la logique et la raison d’être de cette guerre orwellienne en cours sont minoritaires. Tout comme ceux qui ont voulu souligner le fait que les suspects étaient essentiellement des jeunes ayant grandi en Catalogne. Qu’est-ce que cela dit du niveau de racisme auquel ces derniers ont dû être confrontés en vivant ici ? »
Cette question n’aura en effet que très peu occupé le débat politique après l’attentat, contrairement à celle du référendum. À l’heure de l’inévitable politisation des événements, les victimes des Ramblas auraient mérité un peu plus de retenue. De même que la société espagnole aurait certainement gagné à interroger son vivre-ensemble.
[1] The Political Consequences of Terrorism. A Quasi-Experimental Approach_, mai 2017.
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