Après l’état d’urgence, une loi antidémocratique

La réforme antiterroriste présentée le 25 septembre à l’Assemblée continue d’inquiéter les défenseurs des droits de l’homme et certains politiques.

Pierre Steinmetz  • 20 septembre 2017 abonné·es
Après l’état d’urgence, une loi antidémocratique
© photo : KENZO TRIBOUILLARD/AFP

Mercredi 13 septembre, devant les députés de la commission des lois, Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, défend le projet de loi antiterroriste. Dans quelques jours, celui-ci sera soumis au vote des députés. Problème : avant d’être adopté, le texte a largement été modifié en première lecture par le Sénat, des modifications pas vraiment du goût du gouvernement. Le ministre est donc là pour lui redonner sa teneur originelle. Le principe : remuscler le tout en intégrant, quasi telles quelles, les mesures de l’état d’urgence – qui prendra fin le 1er novembre prochain – dans le droit commun. Face au micro, l’ancien maire de Lyon argumente en jouant sur les peurs. Et puis sa langue fourche. Il évoque « la sortie de l’État de droit ». Avant de se reprendre : « Euh… de l’état d’urgence. »

Lapsus révélateur ou simple erreur de vocabulaire, la formule n’en reste pas moins un bon résumé des inquiétudes qui planent au-dessus de la réforme. Le gouvernement a beau marteler qu’il s’agit avant tout d’un bouclier indispensable face à la menace terroriste, le projet de loi affole les associations, les syndicats et une partie de la classe politique. Tous dénoncent cette volonté d’intégrer dans le droit commun français les mesures drastiques de l’État d’urgence, qui menacent sérieusement l’État de droit et ses libertés fondamentales.

« Gérard Collomb ouvre la boîte de Pandore avec ce texte, qui va totalement déséquilibrer les pouvoirs. Le gouvernement cherche à devenir la police de la pensée. Notre démocratie se transforme en démocrature ! », lâche Ugo Bernalicis, député de la France insoumise. « On assiste à un tour de passe-passe du gouvernement : il tente de nous faire croire que, pour sortir de l’état d’urgence, il est nécessaire de le rendre durable en l’inscrivant dans notre droit commun », complète l’avocat -spécialiste de la défense des libertés et des droits de l’homme William Bourdon.

Ugo Bernalicis et WilliamBourdon sont bien loin d’être les seuls à pousser un cri d’alarme contre la loi antiterroriste. La totalité des syndicats de la magistrature y sont également opposés. Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, est publiquement monté au créneau. Le 12 juillet dernier, Libération et Mediapart publiaient un appel signé par 300 universitaires et chercheurs intitulé « Banalisation de l’état d’urgence : une menace pour l’État de droit ». Il y a une semaine, la Quadrature du Net, association de défense des libertés sur Internet, indiquait dans un communiqué sa préoccupation face à un gouvernement qui « œuvre à masquer les pouvoirs autoritaires qu’il s’attribue de façon permanente ».

Mesure phare et largement dénoncée depuis la semaine dernière : l’élargissement des contrôles d’identité « aux abords des gares », ports et aéroports ainsi que « dans un rayon maximal de vingt kilomètres » autour de ces lieux. Un assouplissement dénoncé, entre autres, par la Cimade. « Cela permettrait des contrôles d’identité sans motif sur quasiment tout le territoire », souligne l’association, qui craint ainsi une explosion des contrôles au faciès. Et, donc, une chasse aux migrants.

La réforme reprend par ailleurs les dispositions mises en place pendant l’état d’urgence au sujet des perquisitions et des assignations à résidence : les préfets, en s’affranchissant des critères prévus par la loi, seront désormais libres de juger les « comportements » des individus comme une « menace » pour la société et de prendre des mesures en conséquence. Des décisions normalement réservées au corps judiciaire. « On opère une sorte d’institutionnalisation de la logique du soupçon. Cela conduit à substituer au principe de présomption d’innocence celui de présomption de culpabilité. C’est un virage très dangereux », résume l’avocat William Bourdon.

Autre exemple : le texte donne la possibilité à un préfet de fermer un lieu de culte pendant six mois. Pour ce faire, l’administration n’aura pas besoin de disposer de preuves formelles. Une simple « théorie diffusée », englobant potentiellement « un message plus insidieux » suffira. Une logique de soupçon qui invite à la discrimination, selon Nicolas Krameyer, responsable du programme libertés d’Amnesty International France : « C’est beaucoup trop large, et discriminant pour les pratiquants de la religion musulmane, car c’est d’eux qu’il s’agit, développe-t-il. Désormais, on pourra fermer une mosquée pratiquant un islam rigoriste parce qu’on la soupçonne d’être un lieu de radicalisation. Or, les deux ne vont pas forcément de pair. »

Une autre mesure suscite l’indignation de certains : l’instauration par les préfets de « périmètres de protection » lors d’événements publics, au sein desquels sont autorisées des palpations de sécurité, une inspection visuelle de bagages et, avec l’accord du conducteur, la fouille des véhicules. Actuellement, ces pouvoirs sont effectifs pour une durée maximale de 24 heures. Une fois la loi antiterroriste adoptée, la décision pourra prendre effet durant un mois. « Ça va même plus loin que ce que prévoyait l’état d’urgence. Et on ose nous parler de texte ‘‘équilibré’’ ! », s’indigne le député Ugo Bernalicis.

Au-delà d’une « atteinte à la liberté d’aller et venir », comme l’affirme William Bourdon, ces mesures controversées posent également un « problème de séparation des pouvoirs ». Un avis partagé par la Quadrature du Net : « Ce projet de loi vise à permettre au pouvoir exécutif d’écarter le droit pénal […], au profit d’un droit administratif neuf et nu qui lui déliera les mains des attaches qui le retenaient de l’arbitraire. »

Évidemment, le gouvernement et sa majorité se défendent de toute dérive autoritaire. « Nous avons entendu toutes les craintes et les avons prises en compte, affirme la présidente de la commission des lois, Yaël Braun-Pivet (LREM). C’est un texte équilibré qui allie notre besoin de protection au respect des libertés fondamentales. »

En réalité, la commission des lois a sagement écouté Gérard Collomb, en revenant sur nombre d’amendements déposés par le Sénat. Les parlementaires avaient, par exemple, limité le pointage d’un individu faisant l’objet d’une assignation à résidence à trois par semaine, au lieu d’un chaque jour. Les 348 sénateurs avaient également abrogé l’obligation, pour les personnes assignées à résidence, de fournir leurs numéros de téléphone et identifiants e-mail. En vain. De même, la commission n’a retenu que très peu d’amendements proposés pendant les treize heures de réunion consacrées à l’étude du texte : « C’était vraiment surréaliste ! Nous avons proposé un amendement de suppression par article, mais personne ne nous a écoutés, lâche Ugo Bernalicis, membre de la commission. Même les députés En marche ! ayant déposé des amendements dissonants, comme Alain Tourret, ont été ignorés. En fin de compte, tout ce qu’on nous dit, c’est : ‘‘Si vous ne votez pas ce texte, vous serez responsables en cas d’attentat.” »

Malgré les oppositions et les avertissements, à partir du 25 septembre, les 577 députés de l’Assemblée nationale seront donc invités à voter un projet de loi menaçant pour les libertés individuelles. « Je rétablirai les libertés des Français à l’automne, parce que les libertés sont la condition de l’existence d’une démocratie forte », avait déclaré Emmanuel Macron lors de son discours à Versailles, début juillet. Visiblement, Jupiter a une vision bien à lui d’une « démocratie forte ».

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