Burn-out : la maladie des soignants
Un documentaire de Jérôme Le Maire livre une immersion dans l’univers hospitalier, soumis à une grande souffrance. En cause : un système organisationnel miné par l’impératif de rentabilité.
dans l’hebdo N° 1471 Acheter ce numéro
La méatoplastie de la dilatation rectale, c’est une heure tout compris, anesthésie, réveil, parce que la méatoplastie, c’est dix minutes, et la distension hydro-statique de la vessie, c’est cinq minutes. La cure de prolapsus, ça peut être plus long… » Devant le planning du bloc opératoire, médecins, anesthésistes et coordinatrices commentent le programme, un véritable casse-tête. Il faudra forcément repousser des patients à un autre jour. On joue aux chaises musicales avec les lits. L’un passe à la chambre 8, l’autre à la 3, ce qui libère la 2…
À l’entrée du bloc, un chirurgien pousse une gueulante sur le timing des opérations, tandis que les patients défilent. D’autres tensions s’élèvent entre un chirurgien et le personnel soignant. Chaque fois, c’est une affaire de minutes qui est discutée, chicanée. Un autre médecin enrage parce qu’on ne le laisse pas traiter un abcès bénin qui ne lui prendrait que cinq minutes. Encore faut-il que l’anesthésiste soit disponible entre deux salles.
Tous revendiquent de faire leur boulot au mieux ; ça n’empêche pas les altercations, dans un cadre fermé où tout le monde semble à bout, sinon à cran, où les disputes succèdent aux plaintes.
Ce cadre fermé est celui de l’hôpital Saint-Louis, dans le Xe arrondissement parisien. Le bloc opératoire de cet établissement public compte 250 salariés, 14 salles d’opération pour 60 à 80 interventions par jour. Avant de commencer à filmer, le réalisateur belge Jérôme Le Maire est resté une année sur place pour observer son fonctionnement, se familiariser avec les lieux et le personnel, « saisi par l’atmosphère lourde et oppressante qui régnait ici. Je me suis demandé comment il était possible qu’à l’endroit où des hommes soignent d’autres hommes le travail lui-même puisse engendrer la maladie ». C’est, en voix off, le préambule de ce documentaire, Dans le ventre de l’hôpital.
« Je ne me sens pas top bien au travail, reconnaît un chirurgien, face à la caméra. C’est un problème organisationnel. Faut avoir envie. Si t’as envie, c’est déjà difficile, si t’as plus envie, c’est très difficile ! Y a des boulots qu’on peut faire un peu comme ça, mais là… Je travaille pour vivre, mais, si j’avais un héritage ou si je gagnais au Loto, je m’arrêterais du jour au lendemain. Je ne travaille plus par passion. » Un autre chirurgien avoue son « besoin de souffler. Ça peut être un aveu de faiblesse, ouais… mais c’est le bon moment. Cette répétition au quotidien de ces gestes graves, de cette pression, oui, c’est fatigant ». Lui a choisi de partir six mois pour se reconstruire.
Chez les aides-soignantes, on souffre du mépris ou de l’indifférence de la hiérarchie. Une anesthésiste-réanimatrice, ballottée d’une salle à l’autre, lâche : « Mon travail n’a plus de sens. Je suis dans un système fou ». Elle remplit « des cases, et c’est tout », sans communication avec ses collègues. Parce qu’il s’agit « d’optimiser l’outil ». Reste un problème : « Y a un moment, quand t’es pas bien, t’arrives même plus à parler. » À côté, huit patients attendent. « On bourre, on bourre, on bourre ! » Le lundi, autant « rester en arrêt maladie ». D’un témoignage à l’autre, la souffrance au travail s’exprime à tous les niveaux, du haut jusqu’en bas de l’échelle.
Dans un huis clos asphyxiant, calé dans le bloc opératoire, éclairé par une lumière glauque, au cœur des chairs, entremêlant aux propos des images d’opérations chirurgicales, le réalisateur demeure au plus près de ses personnages, au plus près des corps et d’un verbe qui se libère, qui se plaint du manque de discussions, décrit un monde où tout est devenu « hermétique », où tous sont considérés comme des pions « pour faire tourner la machine ». À l’image se répètent alors des gestes d’agacement, des instants d’interrogation avant de repiquer au turbin, des moments de doute et de ras-le-bol.
Le résultat est éloquent : derrière les chiffres, il y a un prix humain, au moins pour ce service : sept départs dans les deux dernières années, quatorze arrêts de travail, une tension maximale entre les équipes sur les activités, un personnel qui se sent écrasé par un rouleau compresseur, tout en évitant les larmes. C’est la sobriété du film, dont le point d’orgue pourrait être la séquence d’un audit imposé par la direction sur « la qualité de vie au travail », où justement « l’humain au travail est effacé », parce qu’on est « uniquement dans l’efficience et l’analyse de l’efficience » ; un audit qui semble ne pas contenir de pistes d’avenir majeures, avec ses chiffres, ses tableaux, ses graphiques, pour en revenir finalement à l’optimisation, la productivité, la performance. Soit une obligation de résultat.
L’un des intérêts du documentaire de Jérôme Le Maire, c’est de filmer un burn-out en direct, en train de s’opérer. On n’est pas là dans l’après-coup, dans le cas d’un sujet qui s’en serait sorti et raconterait son burn-out au passé, mais dans le vivant. Dans le vivant de la pression, du harcèlement, de l’isolement, précédant la dégringolade physique et psychique, découlant des techniques de management et d’organisation du travail qui en réclament toujours plus.
L’autre intérêt majeur du film est de montrer ce qu’est devenue la réalité quotidienne de l’hôpital public. Sans doute pas celle de tous les hôpitaux, mais de nombre d’entre eux, depuis la mise en place de la tarification à l’activité (dite T2A), en 2004, déterminant les ressources de l’hôpital et, de fait, imposant des cadences infernales (parce que plus on opère, plus on a de moyens), et la désectorisation des spécialités dans un bloc commun, obligeant l’ensemble du personnel à devenir interchangeable. Or, « c’est malheureusement une activité où les gens doivent se connaître », soupire un médecin.
À Saint-Louis, tout au contraire, le planning disperse les rôles : pas un médecin ne peut compter sur une équipe, son infirmière, son aide-soignante ou son anesthésiste, qu’il connaît bien. Le personnel tourne, même en cours de journée, passant de la chirurgie plastique à l’oncologie. Tandis que le patient n’est plus qu’un code-barres. D’où son absence, ici, devant la caméra. Pour des raisons pratiques, certes (droit à l’image, autorisations…), pour des raisons formelles encore, l’auteur voulant dessiner un espace resserré, mais aussi parce que, dans cette organisation, le patient devient un numéro, traité à la chaîne, dénué de nom, d’une pathologie à l’autre.
Inspiré par l’ouvrage du philosophe Pascal Chabot, Global burn-out, qui envisage la maladie comme un trouble miroir de notre société, Jérôme Le Maire aurait pu aussi bien filmer les travers du management dans une usine, un abattoir, une société d’assurances ou le secteur bancaire. Mais son choix s’est précisément porté sur l’hôpital, à l’invitation d’une anesthésiste de Saint-Louis (très présente dans le film), lors d’une conférence de Pascal Chabot à l’hôpital. « Cela avait d’autant plus de sens, relève Jérôme Le Maire, que l’hôpital est un lieu éminemment humain, où l’autre est traité, soigné, mais où la maladie gagne ceux qui nous soignent, justement faute d’humain. »
Dans une certaine mesure, tout en sauvant sa peau, cette anesthésiste agit comme une lanceuse d’alerte. C’est elle qui crie au feu, se mobilise pour amoindrir les souffrances, tente de redonner des valeurs au système et un sens au travail en pointant la nécessité de recréer du lien. C’est encore un intérêt du film : celui de montrer que le burn-out peut être évité de l’intérieur, « sans attendre que le changement vienne de la direction, souligne Jérôme Le Maire. Nous devons reconquérir notre espace en remettant de l’humanité dans le système ». Encore faut-il avoir la confiance en soi nécessaire pour faire face à ce système qui avance tel un paquebot.
Dans le ventre de l’hôpital, mardi 3 octobre, à 20 h 50 (1 h 22).