Dans l’enfer  du travail précaire

Le journaliste Thomas Morel s’est infiltré pendant deux ans dans cinq entreprises. Il en a tiré des reportages saisissants sur la vie quotidienne de millions de salariés.

Vincent Richard  • 27 septembre 2017 abonné·es
Dans l’enfer  du travail précaire
© photo : PHILIPPE HUGUEN / AFP

L’usine, beaucoup l’imaginent. Peu la connaissent. » Faire ressentir – un peu – la réalité du travail le plus dur et le plus précaire, c’est ce que parvient à faire Thomas Morel, journaliste infiltré pendant deux ans dans cinq entreprises des Hauts-de-France. Il a tour à tour « disposé en cadence des chocolats industriels dans leurs boîtes alvéolées, répondu en boucle à des clients invisibles, tenté de vendre des contrats de gaz et d’électricité au porte-à-porte, réclamé de l’argent à des débiteurs pris à la gorge, et monté et vissé des trains arrière de voiture ».

En relatant ces expériences, l’auteur rend palpable la douleur physique et psychologique causée par les cadences, l’inanité du travail ou la grande précarité. Comme une boucle, le livre débute et se termine sur un vestige du « vieux monde », le travail à la chaîne, dans une usine de chocolats Cémoi puis chez Toyota, inventeur d’une organisation du travail ultraparcellisée et standardisée. Dans cet univers digne des Temps modernes de Chaplin, le temps avance au ralenti au cours de créneaux où les vies sont « plongées en apnée huit heures durant ».

On découvre comment les objectifs de production et la pénibilité détruisent à petit feu le corps des ouvriers, tel Didier, à la retraite, « qui boite et se déhanche comme si ses articulations étaient de guimauve ». Pour supporter ce lent supplice, bien des travailleurs consomment du cannabis ou de l’alcool, au détriment de leur sécurité. Pourtant, chez Cémoi, on est prévenu dès l’arrivée : « Faites attention aux accidents de travail, ils coûtent cher à l’entreprise. »

Les autres séquences sortent de l’univers industriel pour nous plonger dans des emplois du tertiaire, qui ne sont pas moins terrifiants. Devenu « smicard 2.0 » dans le centre d’appels Clictel, où il répond à des clients des magasins Boulanger, Thomas Morel décrit un « Google du pauvre » à la salle de repos triste et dépeuplée, mais où la « culture de la surveillance » règne. Il évoque aussi l’abyssal sentiment d’inutilité que lui inspire ce « job à la con [1] ». De quoi ne pas regretter son non-renouvellement, qui lui est signifié moins de quatre heures avant le terme de son contrat, tout comme chez Toyota, où le salarié précaire a eu l’audace de faire grève.

C’est néanmoins dans une filiale de Cofidis – spécialisée dans le recouvrement de dettes de crédits à la consommation – que le journaliste infiltré a le plus souffert. Dans ce « nid de vautours », il comprend vite qu’il va devoir « repousser tout sentiment » face à ces foyers dépassés par le surendettement dans lequel ils se sont enlisés. La doxa maison : « La banque a toujours raison, et les mauvais payeurs toujours tort. » Ravaler ses états d’âme pour faire jaillir le profit à tout prix : la morale de l’économie moderne ?

[1] En version originale, un de ces « bullshit jobs » dont parle l’anthropologue américain David Graeber.

Les Enchaînés, Les Arènes, 270 p., 20 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Philippe Martinez : « La gauche porte une lourde responsabilité dans la progression du RN »
Entretien 20 novembre 2024 abonné·es

Philippe Martinez : « La gauche porte une lourde responsabilité dans la progression du RN »

Pour Politis, l’ancien secrétaire général de la CGT revient sur le climat social actuel, critique sévèrement le pouvoir en place et exhorte les organisations syndicales à mieux s’adapter aux réalités du monde du travail.
Par Pierre Jacquemain
Thiaroye, un massacre colonial
Histoire 20 novembre 2024 abonné·es

Thiaroye, un massacre colonial

Quatre-vingt ans après le massacre par l’armée française de plusieurs centaines de tirailleurs africains près de Dakar, l’historienne Armelle Mabon a retracé la dynamique et les circonstances de ce crime odieux. Et le long combat mené pour briser un déni d’État aberrant.
Par Olivier Doubre
L’intersectionnalité en prise avec la convergence des luttes
Intersections 19 novembre 2024

L’intersectionnalité en prise avec la convergence des luttes

La comédienne Juliette Smadja, s’interroge sur la manière dont les combats intersectionnels sont construits et s’ils permettent une plus grande visibilité des personnes concernées.
Par Juliette Smadja
États-Unis, ramène la joie !
Intersections 13 novembre 2024

États-Unis, ramène la joie !

La philosophe, professeure à l’université Paris VIII et à la New-York University, revient sur les élections aux Etats-Unis et examine l’itinéraire de la joie dans un contexte réactionnaire : après avoir fui le camp démocrate, c’est désormais une émotion partagée par des millions d’électeurs républicains.
Par Nadia Yala Kisukidi