La bergère en état de grâce

Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc est une comédie musicale inouïe et enchantée de Bruno Dumont, qui continue à défricher de nouveaux pans du cinéma.

Christophe Kantcheff  • 6 septembre 2017 abonné·es
La bergère en état de grâce
photo : R. Arpajou©TAOS Films - ARTE France

Daniel Bensaïd voyait en Jeanne d’Arc un « véritable mystère », qui le passionnait au point de lui avoir consacré un livre. Il y évoquait notamment la conception que Charles Péguy en avait dans sa jeunesse, quand il percevait le côté rebelle de la jeune bergère, lui accordant une « foi révolutionnaire ». Même si, plus tard, après sa conversion, Péguy a réinvesti Jeanne d’Arc d’une symbolique plus religieuse, il n’en a pas moins secoué la vision traditionnelle – la sienne étant quasi sacrilège.

C’est cette Jeanne-là, ou plus exactement Jeannette, quand elle est enfant, que l’on retrouve dans le film éponyme de Bruno Dumont, qui a puisé dans les textes de Péguy pour écrire ses dialogues. À même pas 10 ans, la fillette ne peut se résoudre à ce que son Dieu ne se manifeste pas davantage pour sauver les âmes, alors que les Anglais gagnent bataille sur bataille contre les troupes du Dauphin. On l’exhorte à ne pas demander de comptes au Seigneur, mais Jeannette ne peut se résigner à vivre une époque de perdition et partage la souffrance des affamés, auxquels elle donne du pain dès qu’elle le peut.

Sacrilège, Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc l’est aussi, à sa manière, en faisant exploser nombre de conformismes. Bruno Dumont est aujourd’hui l’un des cinéastes les plus excitants, une sorte d’explorateur de formes, surtout depuis qu’il a pris un tournant comique. Après P’tit Quinquin et Ma Loute, il emprunte aujourd’hui un nouveau chemin [1], se lance dans une comédie musicale et, du même coup, revitalise le genre. Non sans prendre tous les risques. Il fait chanter et danser des non-professionnels (recrutés du côté de Calais et de Boulogne-sur-Mer) sur la musique heavy metal électro d’Igorrr et des chorégraphies de Philippe Decouflé, le tout en son direct, ce que seuls Jean-Marie Straub et Danièle Huillet avaient déjà osé. Certains spectateurs seront désarçonnés. Ou, plus exactement, tous le seront, mais c’est justement cette explosion de puissante étrangeté envahissant l’écran qui rend, en premier lieu, ce film magnifique.

Dans un paysage de dunes, un cours d’eau en contrebas représentant la Meuse, la petite Jeannette (Lise Leplat Prudhomme), entourée de ses moutons, chante et danse sur le sable, parfois rejointe par son amie Hauviette (Lucile Gauthier). Les performances artistiques échappent à tout calibrage, et les défauts techniques sont assumés. Cet aspect brut, sans apprêt, tout en étant le fruit d’un travail élaboré, entre en parfaite symbiose avec la révolte douloureuse de Jeannette. La jeune actrice qui l’interprète a la voix tâtonnante. Ses gestes, plus rageurs qu’harmonieux, sont portés par l’énergie tellurique de la musique d’Igorrr. L’image de Jeannette la sauvageonne implorant Dieu de lui faire signe se charge ainsi d’une intensité inouïe.

Comme chez Jacques Demy, mais dans des styles radicalement différents, et même antinomiques, se côtoient ici le prosaïque et le sublime, la distorsion et l’harmonie, la Terre et le Ciel. Certains moments sont de pure grâce. Quand, par exemple, apparaît à Jeannette la figure dédoublée de Mme Gervaise, une nonne interprétée par deux jumelles, Aline et Élise Charles, qui ont aussi composé toutes les mélodies chantées du film. La joliesse de leur chant se mêle aux danses espiègles qu’elles exécutent, tout en dispensant des conseils de conduite à Jeannette. Cette double Mme Gervaise est une conscience poétique.

La seconde partie est tout aussi enchantée. Quelques années ont passé, Jeanne (Jeanne Voisin) est une adolescente qui s’apprête à quitter son foyer pour rejoindre son destin. Elle est accompagnée d’un oncle (Nicolas Leclaire) qui s’exprime en rappant, ce qui situe ses interventions entre le burlesque et la performance bluffante.

Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, diffusé la semaine dernière sur Arte, mérite le grand écran et une large amplitude sonore. Il faut bien cela à ce spectacle miraculeux.

[1] Tout en préparant une suite à P’tit Quinquin, heureuse nouvelle !

Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, Bruno Dumont, 1 h 45.

Cinéma
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