La rue, la démocratie et les nazis
Il n’y a pas de démocratie s’il s’agit d’imposer aux citoyens de consentir à être victimes de l’injustice sociale. C’est pourtant exactement ce que demande Macron aux classes moyennes et inférieures.
dans l’hebdo N° 1471 Acheter ce numéro
La petite polémique assez mesquine née des propos de Mélenchon, samedi, place de la République, m’a rappelé une anecdote racontée en son temps par Marcel Ophüls, le réalisateur du Chagrin et la Pitié. Le directeur de l’ORTF de l’époque (nous sommes en 1969) serait allé demander à De Gaulle « ce qu’il devait faire de ce film » – chronique réaliste, mais peu flatteuse pour notre ego patriotique, de la vie d’une ville française sous l’Occupation. « La Nation n’a pas besoin de vérités, elle a besoin de mythes », aurait rétorqué le général. Mélenchon a au moins ce point commun avec le fondateur de la Ve République : il aime bien les mythes. Et tant pis, parfois, pour l’histoire.
Non, la rue n’a pas chassé les nazis. Il y a bien eu l’insurrection populaire des journées d’août 1944, mais c’est le débarquement américain, à l’ouest, et l’avancée des troupes soviétiques, à l’est, qui ont terrassé l’Allemagne nazie.
Notez bien que, curieusement, la polémique n’a pas porté sur cette affirmation historiquement discutable de Mélenchon, mais sur ce que ses adversaires politiques ont fait semblant de comprendre. Le leader de la France insoumise aurait comparé le gouvernement aux nazis. Diantre ! Il faut être sacrément tordu pour oser donner cette interprétation. Un porte-parole du gouvernement, la ministre du Travail (et des ordonnances) et même Manuel Valls – qui gagnerait à se faire oublier – ont osé ! Aussitôt suivis d’une ribambelle de vrais-faux indignés. Il fallait trouver l’aspérité qui détournerait l’attention de l’essentiel, l’indiscutable succès de la manifestation.
Jean-Pierre Jeancolas
Nous venons d’apprendre le décès de notre ami Jean-Pierre Jeancolas, qui fut pendant près de vingt ans le chroniqueur cinéma de Politis. Critique intransigeant et talentueux, et d’une vaste culture, il était aussi un homme délicieux. Nous lui rendrons hommage dans le prochain numéro.
Macron a beaucoup lu Ricœur, ce qui n’est pas déshonorant, il devrait lire Castoriadis, qui voyait dans l’inégalité économique la limite de la démocratie. Il n’y a pas de démocratie s’il s’agit d’imposer aux citoyens de consentir à être victimes de l’injustice sociale. C’est pourtant exactement ce que demande Macron aux classes moyennes et inférieures, aux jeunes et aux retraités. Les ordonnances sont antidémocratiques parce qu’elles sont scandaleusement injustes. Dans ces conditions, il est parfaitement démocratique d’organiser la riposte. Et dans la rue, aussi. La petite phrase présidentielle sonne comme une mise en cause de la fonction syndicale et de l’idée même de conflit, qui est pourtant à la base de la démocratie.
Mais ce qui est nouveau, c’est que la France insoumise opère une jonction inédite entre l’Assemblée et la rue. Seul peut-être le PCF au temps de sa « splendeur » pouvait jouer de ce va-et-vient entre le Palais-Bourbon et la rue. Ce qui est nouveau aussi, c’est que Mélenchon a semblé rompre avec le « qui m’aime me suive » dénoncé à juste titre par Olivier Besancenot. Il en a appelé au « mouvement social et aux organisations syndicales », promettant même de défiler derrière elles. Mélenchon 2, l’unitaire, serait donc arrivé. Après, il est vrai, avoir solidement marqué son territoire. Il faut s’en féliciter. Du coup, son appel au « million sur les Champs-Élysées » résonne fortement. Et la balle est habilement envoyée dans le camp de Philippe Martinez.
En attendant, plusieurs catégories ont rendez-vous ces jours-ci « dans la rue ». Le gouvernement s’efforce de dissocier le front. Il a commencé dès ce mardi avec les routiers. Ce sera ensuite le tour des fonctionnaires. Avec cette hypothèque redoutée de tous les gouvernements : une éventuelle mobilisation de la jeunesse. Quoi qu’il advienne, le débat autour des ordonnances aura eu pour effet de dissiper le brouillard idéologique qui avait envahi la campagne électorale. En un rien de temps, le masque est tombé. La fable du « ni droite ni gauche » n’a pas résisté. C’est déjà une petite victoire démocratique.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
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