L’Alsace dit non à un grand projet inutile

Les opposants au projet d’autoroute GCO, prévue pour contourner Strasbourg, se mobilisent afin que Vinci ne détruise pas des zones naturelles et des terres fertiles.

Vanina Delmas  • 27 septembre 2017 abonné·es
L’Alsace dit non à un grand projet inutile
© photo : Vanina Delmas

À une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Strasbourg, le village de Kolbsheim ressemble à une carte postale : vue sur les montagnes des Vosges, rues impeccables, tout comme leurs maisons colorées à colombages… à ceci près que la plupart arborent une décoration inhabituelle : une banderole « Non au GCO », pour dénoncer le projet d’un nouvel axe routier, intitulé « Grand Contournement Ouest » de Strasbourg.

Une autoroute à péage de 24 kilomètres, brandie par Vinci, le concessionnaire, comme le miracle pour « désengorger » l’A35 et en finir avec les embouteillages de la métropole strasbourgeoise. Des arguments soutenus par les élus de la région Grand Est, du département du Bas-Rhin, de la ville de Strasbourg ainsi que de l’Eurométropole. Dans les 22 communes concernées de près ou de loin par les travaux, les avis sont moins tranchés, et une fronde anti-GCO s’affirme.

Alors qu’un abandon avait été espéré en 2012, le projet ressuscite un an plus tard avec un rapport du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) attestant de son utilité. Le collectif d’opposants né en 2003 reprend alors du service, en organisant des réunions publiques d’information et en installant des cabanes tout au long du tracé. Et, en juillet dernier, Éloïse et son frère Louis, des jeunes du village, décident d’occuper un terrain – avec l’accord des propriétaires. Selon eux, une zone à défendre (ZAD) inscrira leur combat dans le long terme et attirera les médias nationaux. L’engagement d’Éloïse remonte à 2006, alors qu’elle n’était encore qu’en CM1. « Un jour, mon père a ouvert la fenêtre de la cuisine et m’a dit : “Tu vois la forêt où tu joues ? Un jour, il y aura une autoroute.” Pour moi, c’était impensable. Je voulais défendre ma forêt, mon terrain de jeu, alors j’ai lancé une pétition à l’école », raconte-t-elle en enfonçant le dernier clou du poulailler abritant trois canards et cinq poules. Aujourd’hui, sept personnes dorment en permanence sur la ZAD du Moulin, mais il y a beaucoup de passage : des curieux, des promeneurs, des villageois apportant des gâteaux, du matériel, des chaussettes bien chaudes… L’adhésion de la population à ce mode d’action a conféré une légitimité à la lutte.

Le grand hamster d’Alsace sort de son terrier

Dans les années 1960, le grand hamster d’Alsace était considéré comme un nuisible. Avec le développement du réseau routier, de l’urbanisation et de la chasse chimique, le nombre d’animaux a chuté. « C’est la seule espèce passée directement de la liste des nuisibles à celle des espèces protégées », souligne Stéphane Giraud, d’Alsace nature. Or, c’est une « espèce parapluie », c’est-à-dire que sa protection permet la sauvegarde d’autres espèces. Un indice précieux de la bonne santé d’un écosystème. Selon l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, leur présence serait stabilisée depuis 2016 autour de 400 terriers, alors que le seuil de viabilité de l’espèce est estimé à 1 500 individus. La France a même été épinglée par la Cour de justice européenne en 2011 pour non-respect de la directive Habitats, qui impose aux États membres de prendre les mesures nécessaires pour instaurer un système de protection stricte des espèces animales « d’intérêt communautaire ». Un espoir important des anti-GCO pour enterrer définitivement le projet.

Yoam, Bruno, Christine et les autres commencent à se préparer pour les jours moins ensoleillés. Les ateliers menuiserie s’enchaînent pour aménager le coin cuisine, et le projet de transformer la grange des propriétaires en dortoir fait son chemin. Une cabane est déjà perchée dans un arbre, symbole du rôle de « veilleurs » des zadistes. Vinci a en effet l’autorisation de commencer les travaux préparatoires depuis septembre, et a prévu « de déposer le matériel sur ce terrain et de déboiser sur plusieurs kilomètres, alors que l’autoroute ne fera que 70 mètres de large, s’insurge Christine, militante de la première heure. Et ils veulent faire passer un viaduc de 18 mètres de haut au-dessus de la forêt et des prairies ! » Difficile d’imaginer que le bruit des camions remplacera la musique de la Bruche, le cours d’eau de cette forêt naturelle.

Le 20 septembre, les pelleteuses ont débarqué à l’aube pour commencer le déboisement. « Nous avons réagi aussitôt en envoyant des SMS, et la pasteure de Kolbsheim a fait sonner le tocsin pendant plus de deux heures pour alerter les alentours. Une centaine de personnes ont fait le piquet avec nous jusqu’au départ des engins », raconte Bruno, rodé à ce genre d’exercice depuis son passage à Notre-Dame-des-Landes en 2012. Une (petite) victoire renforcée par la dimension nationale qu’a prise le dossier grâce à Martine Wonner, députée LREM de la 4e circonscription du Bas-Rhin. Elle a obtenu du ministère des Transports qu’aucun chantier ne soit engagé dans l’immédiat.

Si le GCO apparaît comme un nouveau dossier de grand projet inutile sur le bureau du ministre, pour le maire de Kolbsheim, Dany Karcher, c’est un serpent de mer. Né dans la région, il se souvient de son père lui prédisant, dans les années 1970, qu’une route défigurerait un jour les montagnes. Tombé aux oubliettes, le projet est revenu dans les débats avec l’enquête publique de 2006, qui s’est conclue par un avis favorable, malgré une expertise indépendante révélant l’inutilité du projet. « Quand je suis devenu maire de Kolbsheim, en 2001, le GCO est le premier dossier sur lequel j’ai travaillé. J’ai demandé des renseignements supplémentaires, mais on m’a rétorqué que c’était prématuré, alors que le projet était inscrit dans un document d’urbanisme de 1973 qui évoquait le long terme et envisageait une ville de Strasbourg à un million d’habitants. Or, aujourd’hui, l’Eurométropole atteint à peine 500 000 personnes. »

Une incohérence de plus ! Mais, en premier lieu, il faut relever la contradiction entre le mot « contournement » et l’argument principal des promoteurs du GCO, qui affirment que celui-ci permettra de rejoindre Strasbourg. « Le GCO n’évitera pas les embouteillages autour de Strasbourg, il permettra juste de choisir dans quel bouchon on souhaite rester coincé », ironise le maire de Kolbsheim, également professeur de logistique industrielle.

La logique de Vinci concernant les chiffres du trafic échappe tout autant aux opposants : le concessionnaire prévoit de capter 30 000 des 180 000 véhicules qui circulent quotidiennement sur l’A35. Il en resterait donc 150 000. Or, « seulement 5 % des véhicules sont en transit, les autres veulent rejoindre Strasbourg. Les plans laissent penser que le GCO ne vise qu’à attirer davantage de camions venant du Benelux, analyse Julien Wurtz, membre du collectif « GCO non merci » et conseiller municipal de Griesheim-sur-Souffel. Et cette portion sera payante – voire majorée aux heures de pointe –, alors que les autres autoroutes sont gratuites en Alsace ».

Enfin, si l’argument sanitaire (réduire les pics de pollution, très fréquents à Strasbourg) fait l’unanimité, détruire la nature pour mieux respirer semble une solution d’un autre temps. Pour Stéphane Giraud, directeur régional d’Alsace nature, le GCO doit être le dernier recours : « Le trafic routier n’est plus le même que dans les années 1970. Il faut le capter en amont de la ville et développer des alternatives : voies modulables en fonction du trafic, redistribution des bretelles d’accès, développement du covoiturage, parkings-relais… au lieu de raser des hectares de forêt et de bétonner des terres agricoles. »

La réputation de la plaine d’Alsace, connue pour sa fertilité et sa biodiversité, dépasse les frontières. Mais l’urbanisation galopante et la modernisation agricole modifient le paysage et les habitudes. Les terres de polycultures ont été transformées en grandes parcelles de maïs. Et le projet de GCO inciterait à poursuivre cette mue sur 350 hectares de terres. Mais les préoccupations écologiques sont loin des priorités de Vinci. « Cette fois, les promoteurs sont persuadés d’aller au bout du projet. Ils se fichent de détruire des hectares de forêt, donc des puits de carbone, pour leurs seuls travaux préparatoires », estime Stéphane Giraud.

C’est pourtant bien ce manque de conscience environnementale qui freine le projet, car les impacts seront importants sur onze cours d’eau et zones humides, des milieux forestiers divers, une plaine céréalière, 253 hectares de milieux ruraux et naturels, mais aussi sur des espèces comme le crapaud vert, le chat sauvage, le grand hamster (voir encadré), cinq espèces de reptiles, 90 espèces d’oiseaux, etc.

Le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) a rendu deux avis en moins d’un an. Le premier était positif, mais il émettait des réserves sur la mise en œuvre du programme « éviter-réduire-compenser » ; le second était défavorable. La protection du grand hamster d’Alsace est l’un des points de friction. En juin, un lâcher de 70 de ces rongeurs a eu lieu en toute discrétion, car, si le geste semble louable, sa pertinence peut être questionnée. En effet, l’animal a été déplacé en zone sud, à 45 km de son habitat naturel.

Autre exemple : l’un des projets soumis par Vinci/Arcos pour respecter les mesures compensatoires est la réhabilitation d’une base militaire située au bout des pistes de l’aéroport. Mais cette idée – avec des nids d’oiseaux migrateurs à proximité des avions et une zone naturelle installée sur un sol pollué – a été retoquée.

En dépit de ces petites victoires, la lutte demande une vigilance de tous les instants. Sur le chemin menant à la ZAD, Dany Karcher aperçoit un jour de l’activité dans un champ visé par le GCO. Instinctivement, il s’arrête : un géomètre de Vinci est en train de faire des repérages. Après une courte discussion, celui-ci repart. Mais tous savent que les propriétaires de parcelles ne resteront pas tranquilles bien longtemps. L’une a déjà reçu cinq courriers en recommandé de Vinci, qui veut acheter sa rangée de vignes pour 76 euros. Un autre a finalement cédé son verger pour à peine 1 900 euros.

Le monde agricole s’accorde pour refuser le GCO, qui détruit ses terres, mais une certaine omerta se forme et une ligne de fracture se dessine : la majorité des agriculteurs conventionnels, soutenus par le syndicat FNSEA, espèrent limiter la casse en obtenant des indemnités et des remembrements suffisants, quand les agriculteurs en bio et les membres d’Alsace nature ne veulent rien concéder.

Chez les élus locaux, le GCO devient également un enjeu politique fort. « Au moins sept maires s’affichent publiquement comme opposants. Certains le sont, mais ne veulent pas l’admettre, par peur d’être mal vus, et ceux qui sont pour gardent le silence, analyse Dany Karcher, défenseur de la désobéissance citoyenne. Parfois, les convictions l’emportent sur la loi. » La manifestation du 30 septembre dans les rues de Strasbourg sera un test décisif pour les forces anti-GCO, en attendant le mot de Nicolas Hulot qui pourra tout faire basculer.

Écologie
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