Le franc CFA, dernière monnaie coloniale

Quatorze pays africains utilisent encore la devise créée par la France après-guerre, ce qui les maintient sous la tutelle de Paris et de la Banque centrale européenne, et freine leur développement.

Malika Butzbach  • 20 septembre 2017 abonné·es
Le franc CFA, dernière monnaie coloniale
© photo : PHILIPPE ROY/Aurimages/AFP

À première vue, difficile de voir ce que la petite ville française de Chamalières a en commun avec Dakar, au Sénégal, et Yaoundé, au Cameroun. Pourtant, c’est dans cette commune auvergnate que sont imprimés les billets en franc CFA, utilisés à quelques milliers de kilomètres par les populations de 14 pays africains. CFA : trois lettres qui ont désigné des appellations différentes, mais qui caractérisent la même réalité depuis soixante-douze ans.

Le 26 décembre 1945, jour où la France ratifie les accords de Bretton Woods, le gouvernement du général de Gaulle crée cette monnaie, qui porte alors le nom de « franc des Colonies françaises d’Afrique ». Après la décolonisation, elle devient « franc de la Communauté financière africaine » dans les huit États de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et « franc de la Coopération financière en Afrique » dans ceux de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac).

Macron : la continuité de la Françafrique

C’est presque devenu une tradition : chaque président qui prétend se débarrasser de la Françafrique crée son organisation particulière pour l’Afrique. Emmanuel Macron n’a pas fait exception à la règle lorsqu’il a officialisé fin août son Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA). L’Élysée présente une institution chargée de conseiller le chef de l’État et de faire remonter des propositions. Quel genre de propositions ? Lorsqu’on voit la composition de ce conseil, la réponse saute aux yeux. Les membres du CPA sont issus de la « société civile » au sens du gouvernement – autrement dit, des personnalités du secteur privé et des figures de l’entrepreneuriat. On notera l’absence de chercheurs universitaires spécialisés et d’ONG, qui auraient pourtant pu mettre l’accent sur les questions de mal-­gouvernance ou les difficiles conditions de vie d’un grand nombre ­d’Africains. Lorsque Macron affirme que « c’est en Afrique que se joue largement l’avenir du monde », sans doute sous-entend-il l’avenir du business. Prochaine étape de la start-up nation, le start-up continent ?
Aujourd’hui, du Gabon à la Guinée-Bissau en passant par le Tchad et le Niger, cette devise est remise en question. L’économiste et chercheur sénégalais Demba Moussa Dembélé, engagé au sein du mouvement altermondialiste, dénonce « un instrument de domination qui va à l’encontre du développement économique des pays africains. De fait, les mécanismes de la zone franc leur imposent des règles qui ne leur permettent pas de développer leur économie ». Sur les 14 États qui forment la zone franc, 11 étaient classés parmi les pays les moins avancés (PMA) par l’Organisation des Nations unies en 2015.

Depuis sa création, le franc CFA a été arrimé au franc, puis à l’euro depuis 1999. Ce qui signifie que sa valeur sur les marchés mondiaux dépend de celle de l’euro – et non de la réalité économique des pays concernés. En résulte une monnaie forte dans des économies nationales faibles, une situation inédite. « La surévaluation du franc CFA équivaut à une sévère taxe sur les exportations et à une prime accordée aux importations », analyse Pierre Jacquemot, spécialiste du développement et ancien ambassadeur de France dans plusieurs pays africains. Ces pays peinent à vendre ce qu’ils produisent sur le marché international : un manque de compétitivité qui explique, entre autres, la paupérisation de leur population.

À l’exception de la Côte d’Ivoire, toutes les balances commerciales des pays d’Afrique de l’Ouest sont déficitaires. En outre, cette monnaie commune africaine ne permet pas de faciliter les échanges entre les pays qui l’utilisent, à l’inverse de ce qu’a pu faire l’euro. Les échanges entre les pays de l’UEMAO ne représentent que 15 % du volume total de leurs transactions. Ce chiffre tombe à 10 % pour les pays de la Cemac. À l’inverse, les échanges avec la France et la zone euro atteignent 60 %.

« Cette monnaie commune n’a pas contribué à l’intégration économique des pays de la zone franc, souligne Demba Moussa Dembélé. Le franc CFA, au lieu de développer des relations horizontales entre nos pays, maintient une économie verticale, entre l’ancienne métropole et ses ex-colonies. »

© Politis

Certes, comme le remarque Pierre Jacquemot, la situation ne diffère pas dans les autres États d’Afrique, qui possèdent pourtant leur propre monnaie : le poids de l’exportation de matières premières est prédominant dans ces économies, ce qui ne permet pas de construire les bases d’un développement des échanges régionaux. Mais le franc CFA n’arrange en rien la situation – il l’aggrave, au contraire. Le principe de cette monnaie repose sur la liberté de transfert des capitaux et la libre convertibilité entre le franc CFA et l’euro. Mais, étrangement, le franc CFA d’Afrique de l’Ouest n’est pas interchangeable avec celui d’Afrique de l’Est, alors que les deux sont à parité égale avec l’euro. La libre convertibilité se fait uniquement entre les pays africains et la France.

Voilà qui n’est pas pour déplaire aux multinationales françaises installées dans ces pays, qui peuvent rapatrier sans risque leurs profits. Les élites rentières locales tirent aussi parti de cette facilité de transfert pour organiser la fuite de leurs actifs. En Guinée équatoriale, c’est la moitié du PIB qui part à l’étranger pour rémunérer la propriété du capital. C’est pour cela que Kako Nabupko, directeur de la francophonie économique et numérique au sein de l’Organisation internationale de la francophonie, parle de « servitude volontaire » dans Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ? [1], coécrit notamment avec Demba Moussa Dembélé.

Alassane Ouattara l’a encore illustré le 31 août, lors d’une visite à l’Élysée. Le président ivoirien a en effet réaffirmé son attachement au franc CFA : « La monnaie commune est une monnaie qui rend service au peuple africain, une monnaie appréciée. » Bien qu’une partie de plus en plus importante de la jeunesse s’élève contre le franc CFA, multinationales et élites rentières n’ont aucun intérêt à ce que le système change.

Le franc CFA, tyran économique d’une partie de l’Afrique ? Pour garantir sa convertibilité illimitée, les pays doivent déposer 50 % de leurs réserves de change (permettant de réguler le taux de leur monnaie) sur un compte courant, appelé « compte d’opération », au Trésor français. En échange, si un État se retrouve dans l’incapacité d’assurer le paiement de ses importations, le Trésor français s’engage à lui apporter les devises nécessaires : un rôle d’assureur en somme. Kako Nabupko estime qu’il faut sortir de cette protection qu’offre le franc CFA : « Il a un effet anesthésiant car, même en gérant mal les économies, les gouvernements sont sûrs que Paris sera toujours là pour couvrir leurs errements [2]_. »_ En attendant, ce sont 13 500 milliards de francs CFA (20,6 milliards d’euros) qui dorment au Trésor français et qui ne peuvent être utilisés par des pays dont le besoin de crédit est criant.

À ce verrou monétaire s’ajoutent des contraintes budgétaires. La garantie de convertibilité du franc CFA oblige la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC) à suivre des politiques monétaires conformes à celles de la Banque centrale européenne (BCE), qui donnent la priorité à la lutte contre l’inflation, ce qui freine le volume de monnaie créé.

De plus, la zone franc, comme la zone euro, a un objectif de déficit de 3 % du PIB, ce qui étouffe l’économie, explique Demba Moussa Dembelé. « Pour les petites et moyennes entreprises qui forment nos économies, l’accès au crédit est très restreint. De même, la marge de manœuvre des politiques publiques est ridicule, or nous avons besoin d’investir pour développer nos infrastructures. Cet argent ne profite pas aux Africains. »

En 1994, une dévaluation du franc CFA a été décidée par la France. Lors de la réunion destinée à en informer les dirigeant africains, certains chefs d’État ont dénoncé le fait qu’aucun émissaire français ne leur avait demandé leur avis : tout ce qu’ils devaient faire, c’était signer ce qui avait été décrété par Paris avec le soutien du Fonds monétaire international.

Dans ce contexte, difficile de ne pas ironiser lorsque, en 2016, Michel Sapin, alors ministre de l’économie, expliquait que « le franc CFA appartient aux Africains ». Même dans les conseils d’administration des banques centrales africaines, la France est présente. Par exemple, au sein du comité de politique monétaire de la BCEAO, qui décide d’imprimer les billets du franc CFA (toujours en obéissant aux objectifs de la BCE), le représentant de l’UEMOA n’a qu’une voix consultative, alors que le représentant français a une voix délibérative. Et ce droit de vote peut devenir un droit de veto lorsque certaines décisions importantes doivent être prises à l’unanimité.

De même, à cause du taux de change fixe entre le franc CFA et l’euro, les pays de la zone franc ne peuvent réagir rapidement aux chocs économiques extérieurs, comme une crise agricole entraînant l’explosion du prix des denrées. Cette inertie a un coût économique et social dont chaque État a pu faire l’expérience dans son histoire. « La souveraineté monétaire englobe toute la notion de souveraineté, déclare Demba Moussa Dembelé. Au Sénégal, on dit que, lorsqu’un pays devient indépendant, il possède trois symboles : son drapeau, son hymne et sa monnaie. Dans ce cadre-là, peut-on encore parler d’indépendance pour les pays d’Afrique ? »

[1] La Dispute, 2016.

[2] Entretien dans Le Monde du 30 septembre 2016.

Monde
Temps de lecture : 8 minutes

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