Malika Hamidi : « Il y a un courant féministe musulman »
La sociologue Malika Hamidi observe l’émergence d’un mouvement qui voit dans la religion de nouvelles libertés, dans un contexte islamophobe et antireligieux.
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Le 23 août, paraît dans Libération une tribune réclamant la fin du harcèlement islamophobe contre Lallab. Cette association située à Paris, qui se présente comme féministe et antiraciste, est l’objet d’attaques venues du site d’extrême droite Fdesouche, mais aussi du camp laïciste (notamment le Printemps républicain) et de certaines féministes. « Association islamiste ! », lancent ses détracteurs. « Apartisane », « areligieuse », « pro-choix », riposte l’association. Quelques jours plus tard, paraît Un féminisme musulman, et pourquoi pas ?, de Malika Hamidi. Face au racisme et au sentiment antireligieux, une identité et un mouvement émergent : des femmes musulmanes revendiquent leur libération à partir d’un paradigme religieux.
Votre ouvrage paraît dans un contexte polémique après l’affaire Lallab. Marianne a titré en une : « France : quand l’islam pourrit le féminisme ». Cela vous choque-t-il ?
Malika Hamidi : Ces polémiques sont récurrentes. Ce livre devait sortir en mars, mais, en raison de la campagne présidentielle, la parution a été reportée à fin août. Tiré de ma thèse doctorale, il est le fruit d’une réflexion personnelle et d’un voyage spirituel qui se sont politisés. En 2006, la commission Islam et Laïcité organisait un colloque à l’Unesco sur le thème « Existe-t-il un féminisme musulman ? », et Alain Gresh – journaliste et auteur de L’Islam, la République et le Monde (Fayard) – m’a encouragée à poursuivre la réflexion. L’idée était de donner une assise scientifique et technique à cette question en France. Dans le monde anglo-saxon, le féminisme musulman ne fait même plus débat… J’ai souhaité que ce livre paraisse hors du circuit universitaire et puisse être lu dans les sphères associative et politique, les quartiers, les mosquées. J’ai d’abord été une femme de foi à qui l’on a collé cette étiquette de « féministe musulmane ». J’ai accepté ce label en continuant à travailler la question. Je me retrouve effectivement dans cette identité hybride qui émerge et dérange.
Pourquoi cette spécificité française face au féminisme musulman ?
C’est un positionnement très franco-français, mais plus largement d’Europe francophone, un réflexe postcolonial. Française d’origine algérienne installée depuis dix-neuf ans en Belgique, j’ai été membre du Collectif féministe pour l’égalité, cofondé par Christine Delphy. À la fin d’un discours en 2005, elle avait conclu par cette phrase : « Un féminisme musulman, pourquoi pas ? » Le mouvement féministe était divisé entre deux tendances : vouloir sauver les femmes du sexisme de l’homme arabe et lutter pour les droits des femmes. En s’associant avec des femmes musulmanes, voilées ou non, Christine Delphy s’est vue accusée d’ouvrir des boulevards aux islamistes. Le collectif était très divers, avec une grande hétérogénéité y compris chez les femmes musulmanes. Nous avons ensuite créé ses « petites sœurs » en Belgique. Devant la vague d’islamophobie qui gangrène l’Europe, nous avons voulu reproduire ces dynamiques solidaires de femmes, cette « sororité » dont parle Lallab.
Quelle lecture faites-vous de la polémique autour de Lallab ?
C’est une crise salutaire. Lallab émerge parce que ses militantes élaborent un contre-discours contre toutes les formes de domination : qu’elles proviennent des hommes, des institutions ou de femmes. Entre 2004 et 2017, on est passé de l’émergence d’un féminisme musulman à l’affirmation assumée de l’identité féministe musulmane. Jusqu’en 2000, les musulmanes qui se taisaient étaient soupçonnées de cautionner l’oppression. Aujourd’hui, on reproche à celles qui dénoncent les dominations d’être manipulées par des islamistes extrémistes. Lallab a d’ailleurs été accusée d’être proche des Frères musulmans, alors qu’aucun lien idéologique n’a été établi. Le collectif est dirigé par une musulmane non voilée et une Française athée…
Lallab incarne une génération de femmes qui créent une rhétorique alternative en dénonçant les dérives d’une certaine gauche laïciste et d’un courant musulman très littéraliste et sectaire. Elles se réapproprient une parole confisquée, une légitimité sociale et politique, et prennent place dans l’espace public. Elles révolutionnent une perception collective de la femme musulmane.
Cette génération dérange, y compris des féministes ?
Oui, mais j’ai beaucoup appris du Collectif féministe pour l’égalité : il faut se rencontrer, apprendre à se connaître, créer des espaces pour que la parole se libère et échanger. Les stéréotypes ne sont pas du côté seulement des féministes « blanches » envers les femmes musulmanes, mais aussi des musulmanes envers le mouvement féministe. Et puis les féministes se sont longtemps battues contre l’oppression exercée par le religieux. Pas évident de voir apparaître des femmes disant : « Le féminisme musulman est l’une des branches du discours féministe. » En affirmant : « Je suis féministe et ma foi me libère », les féministes musulmanes ouvrent la voie à des libertés nouvelles.
Pourquoi citez-vous particulièrement des académiciennes installées en Occident ?
Ces penseuses (Azizah Ah-Hibri, Amina Wadud, Asma Barlas, Ziba Mir-Hosseini et Leila Ahmed) ont réalisé un important travail d’exégèse. Et puis les féministes musulmanes doivent contextualiser leurs luttes : elles ne sont pas identiques en Europe, au Maghreb ou en Afrique. Une féministe musulmane soudanaise me disait qu’elle luttait d’abord contre la pauvreté, la maltraitance et la maladie. Au Forum social de Tunis, des féministes laïques tunisiennes ne comprenaient pas que l’on se batte pour un féminisme musulman en Europe. En Europe, la lutte se situe au niveau socio-politique : emploi, logement et accès à la santé. D’où la politisation du corps des femmes musulmanes à travers le débat sur le foulard islamique, éternel champ de bataille. Des féministes disent : « Mon foulard est politique, il doit me permettre de rayonner dans la sphère publique, d’être reconnue comme une entité légitime et créative. » Quand il est porté volontairement, il est revendiqué par certaines comme une prise de pouvoir.
La résistance au féminisme musulman n’est-elle pas d’abord une résistance au religieux ?
Nous faisons les frais d’un sentiment antireligieux qui va au-delà de l’islam. Les féministes musulmanes posent problème car elles revendiquent leur libération à partir d’un paradigme religieux. Le féminisme religieux, catholique ou juif, a toujours existé et n’a jamais soulevé tant de polémiques. Il n’y a que dans un contexte islamophobe que le féminisme musulman peut déranger. Mais il faut comprendre l’islamophobie comme un réflexe psychologique d’autodéfense. Surtout dans les réseaux féministes, où beaucoup ont un problème avec le religieux. Certaines sont gênées par l’islam en tant que religion : c’est ce « racisme subtil » dont parle Michel Wieviorka.
Le féminisme musulman est-il un champ d’études ou un mouvement ?
Pendant dix ans il a fallu élaborer une pensée puis construire une identité : comment combiner les concepts théoriques du féminisme et les relier aux sciences islamiques ? Depuis deux ou trois ans, un mouvement protéiforme a clairement émergé, comme le collectif Citoyennes, féministes et musulmanes en Belgique.
Comment les féministes musulmanes abordent-elles des sujets comme la prostitution ou la GPA ?
Les questions sociales font plutôt consensus, mais il est vrai que, face à des femmes de foi, il y a des questions sensibles telles que l’avortement, le mariage homosexuel, etc. Il faut surtout discuter, car le débat est aussi d’ordre théologique. Dans la tradition sunnite, on n’a pas de clergé, on est donc face à un problème d’interprétation en lien avec l’époque et le lieu. Les féministes musulmanes se retrouvent plutôt dans un islam réformiste, mais elles ont besoin de réinterroger les textes et les savants.
Qui porte ce mouvement en Europe francophone ?
L’affaire Lallab a permis à des féministes musulmanes de s’affirmer. En Belgique, pays confessionnel, on est également confronté à des pratiques culturelles du type excisions et mariages forcés. Il faut donc faire porter le débat sur l’interprétation des textes jusque dans les mosquées, pour toucher les pères via l’imam. Rien dans le Coran ne justifie l’excision, pratique barbare anté-islamique… Une femme musulmane qui connaît ses droits défie le pouvoir et représente un danger, car elle est « incontrôlable ». Mais les attaques les plus virulentes que j’ai subies proviennent de femmes. Cela m’a toujours beaucoup interpellée.
Malika Hamidi Diplômée de l’EHESS.
Un féminisme musulman, et pourquoi pas ?, Malika Hamidi, préface d’Alain Gresh, Éditions de l’Aube, 188 p., 20 euros.