Pierre-Alain Mannoni : Un humaniste au tribunal
Pour avoir accompagné des migrants jusqu’à Nice en voiture, Pierre-Alain Mannoni a été relaxé dans un premier temps, mais le procureur a fait appel. Verdict le 11 septembre.
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Le poing levé, le sourire inaltérable, Pierre-Alain Mannoni sort abasourdi mais heureux du tribunal correctionnel de Nice, le 6 janvier 2017 : le juge a acté sa relaxe. Deux mois plus tôt, il comparaissait pour aide au séjour et à la circulation de migrants ayant franchi la frontière franco-italienne. Le premier acte d’un acharnement judiciaire. Car le procureur de la République a fait appel : il l’accuse d’être un passeur, et même un militant.
Originaire d’Île-de-France, Pierre-Alain Mannoni se retrouve professeur de géographie à l’université de Nice Sophia-Antipolis. Le bord de mer lui permet de poursuivre ses recherches en écologie marine au CNRS, mais la mentalité dominante de la Côte d’Azur ne lui correspond pas vraiment. Il sympathise avec de jeunes paysans qui descendent de la vallée de la Roya pour vendre du fromage de brebis, et découvre alors l’altruisme des habitants de l’arrière-pays niçois.
Lorsque les migrants arrivent par milliers à la frontière franco-italienne, en 2015, Pierre-Alain suit l’affaire dans la presse locale et collecte quelques vêtements et sacs à dos. Il se rend de temps en temps dans les camps de fortune de Vintimille, avec ses enfants, pour échanger avec ces citoyens de l’autre bout du monde. Rien de plus. « Je traînais dans les milieux associatifs, mais je n’étais pas très disponible. J’avais été bluffé d’apprendre que c’étaient des habitants de la Roya qui descendaient régulièrement pour apporter de la nourriture aux réfugiés. » Les routes de montagne étaient encore pour lui un gage de liberté, pas un maquis de résistance. Et le péage de la Turbie représentait la frontière entre sa vie professionnelle à Nice et ses amis de la montagne, pas un check-point policier.
En octobre 2016, Pierre-Alain se rend dans la vallée avec sa fille, à l’occasion de la fête de la brebis, quand il aperçoit un groupe de quatre Soudanais. Ils veulent se rendre à Cannes. « Ils étaient en short, sans bagages, mais se dirigeaient tout droit vers les montagnes enneigées. J’avais le choix entre leur dire de rebrousser chemin, alors qu’ils avaient déjà fait douze heures de marche, ou les accompagner. Ne rien faire, c’était les abandonner. Et ma fille était à mes côtés. » La voiture passe le péage sans encombres, en direction de la maison de la famille Mannoni. « Ils nous ont raconté des bouts de leur vie, leur périple, et nous ont expliqué qu’ils avaient de la famille à Marseille qui les attendait et qu’ils essayaient de passer depuis des mois. Le plus âgé devait retrouver sa femme et sa fille. »
Au petit matin, il dépose sa fille à l’école puis ses quatre invités à la gare. Il se surprend à prendre beaucoup de précautions. « Je me suis garé plus loin que nécessaire, je les ai conduits dans une gare hors du département, je leur ai acheté des billets, j’ai surveillé qu’il n’y ait pas de policiers sur le quai, et je leur ai dit de monter au dernier moment dans le train, raconte-t-il. C’était la première fois que j’étais obligé de me cacher alors que je faisais quelque chose de bien, de juste… comme dans la Résistance ! » Trois heures plus tard, son téléphone sonne : les quatres jeunes gens sont bien arrivés à destination. Sa fille en pleure de joie.
Le lendemain, un coup du sort lui révèle l’existence du délit de solidarité, censé être abrogé depuis 2012. Après une soirée chez des amis, il se rend par curiosité au bâtiment de la SNCF réquisitionné par un collectif de soutien aux migrants, à Saint-Dalmas-de-Tende. Au moment où il s’apprête à partir, des bénévoles lui demandent s’il veut bien déposer quelques personnes à Nice. « Une fois encore, ce n’était pas prévu. Mais, quand j’ai vu ces trois jeunes filles s’approcher, je n’ai plus hésité. Elles avaient peur et froid, elles étaient blessées _: des pansements aux mains et aux jambes, des brûlures, l’une avait la rotule immobilisée… Elles venaient d’Érythrée et ne parlaient ni français, ni anglais, ni arabe, alors j’essayais de les rassurer avec des gestes et des sourires, mais il y avait une drôle d’ambiance dans la voiture._ »
Au péage, les gendarmes l’arrêtent mais se montrent compréhensifs. Arrivés dans les locaux de la police aux frontières, le ton change. « J’ai simplement raconté ma soirée, car j’estimais que je n’avais rien à cacher, mais on m’a considéré comme un passeur. On m’a passé les menottes, confisqué mon téléphone, et séparé des filles. J’ai croisé leur regard une dernière fois, puis elles ont été renvoyées en Italie », glisse-t-il avec émotion. Il apprendra plus tard que l’une d’entre elle était mineure et qu’elle n’a pas été prise en charge par l’État.
Une perquisition à son domicile et 36 heures de garde à vue plus tard, Pierre-Alain Mannoni comprend qu’il est dans de sales draps. « Au début, je ne voulais pas d’avocat, je ne savais pas comment réagir, alors je gardais le silence. Puis j’ai rencontré Me Maëva Binimelis, qui m’a donné le choix _: soit baisser la tête et être relaxé rapidement, soit assumer complètement et aller jusqu’au bout._ » Sa quête de justice et de vérité l’oriente vers la seconde option. Son avocate obtient tout de même sa relaxe grâce à l’immunité pénale, car la cour a reconnu qu’il avait agi pour préserver la dignité de ces femmes. Tous deux espèrent que la cour d’appel retiendra ce même argument essentiel.
Son été, Pierre-Alain l’a davantage passé à lire Gandhi qu’à se faire du mouron pour le verdict du 11 septembre, même s’il risque trois mois de prison avec sursis. Mais il s’assombrit quand il pense aux messages de haine diffusés par certains hommes politiques, notamment dans sa région. Dans un message publié sur son compte Facebook, en janvier, le maire de Nice l’a accusé de « défier la République », de « favoriser le travail des passeurs » et de « mettre en danger la sécurité des Français », alors même que la justice venait de le relaxer. Pierre-Alain Mannoni a décidé de poursuivre l’élu en diffamation : le procès devrait se tenir au mois de novembre. « Il y a beaucoup de révolte et de rage en moi. Au départ, j’étais le gars qui passe par là et qui aide spontanément. Aujourd’hui, je suis en contact avec les associations locales et nationales, et je suis beaucoup plus militant qu’il y a un an. »
L’enseignant ne se lasse pas de raconter son histoire, dans la presse ou lors de rassemblements. Parfois, l’émotion de l’instant vécu est perceptible, mais la voix est posée, les mots simples et percutants. Passé les premières craintes du tourbillon médiatique, Pierre-Alain décide de rendre visible ce qui a suscité son geste : les migrants dormant dans la rue, la solidarité citoyenne, l’hypocrisie et l’inaction de l’État. « Je pense que tout le monde aurait agi comme moi face à ces trois jeunes filles démunies et fragiles, conclut-il avec philosophie. Je fais souvent le parallèle avec les enfants qui recueillent instinctivement un oiseau tombé du nid. C’est une pulsion d’humanité. »