Sortir de l’impasse du populisme de gauche
À la suite de notre dossier sur le populisme*, Pierre Khalfa, coprésident de la Fondation Copernic, nous a adressé ce texte.
dans l’hebdo N° 1471 Acheter ce numéro
Pour les classes dominantes, l’emploi du mot « populisme » sert à stigmatiser toute proposition ou attitude de rupture avec l’ordre existant. Il est cependant indéniable que l’apparition de ce terme dans le débat public est un signe parmi d’autres du déficit démocratique actuel. Faut-il pour autant se réclamer du populisme, fût-il de gauche ? Remarquons d’abord la confusion entretenue avec l’extrême droite, rebaptisée « populisme de droite ». Face au néolibéralisme, chacun à sa manière mènerait ainsi un combat contre le « système ». Amalgame mortifère qui ne peut que profiter à l’extrême droite.
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Le populisme fonctionne sur le mode du « eux et nous ». Si la désignation de l’adversaire est une condition du combat politique, elle ne doit pas nous conduire à passer sous silence les contradictions, d’abord chez les dominants – contradictions qu’il s’agit d’exacerber –, mais surtout chez les dominés, car elles sont un obstacle à la construction d’une stratégie hégémoniste. En effet, une même personne peut à la fois être exploitée par le capital, opprimée par d’autres exploités ou en opprimer d’autres, et prise dans des configurations discriminantes. Il est impossible de réduire tous les antagonismes qui traversent la société à un antagonisme majeur, que ce soit le rapport capital/travail, pourtant fondamental, ou la division peuple/oligarchie portée par le populisme de gauche.
C’est ce qui rend difficile la construction d’une stratégie et d’un projet émancipateur. Le populisme de gauche rétorque qu’il faut construire le peuple comme sujet politique en désignant un adversaire, l’oligarchie, et en s’appuyant sur « la dimension affective en politique et la nécessité de mobiliser les passions par des voies démocratiques [1] ».
Cette réponse pose deux problèmes. D’une part, il est loin d’être sûr qu’in fine les gens choisissent « le bon ennemi ». L’expérience montre qu’il est plus facile de s’en prendre à un proche, l’immigré par exemple, que de viser un ennemi lointain et inaccessible comme la finance. Chantal Mouffe indique que ce qui fait la force des partis d’extrême droite est dû « au fait qu’ils expriment, même de façon très problématique, de véritables demandes démocratiques que les partis traditionnels ne prennent pas en compte [2] », sauf que cette « façon très problématique » a pour nom la xénophobie. Les questions sociales et démocratiques sont vues à travers le prisme xénophobe et raciste, et les passions mobilisées renvoient surtout à la haine de l’autre.
Chantal Mouffe a certes raison de pointer le rôle des affects en politique, retrouvant ainsi Rousseau et, avant lui, Spinoza. Mais, si on ne fait pas de politique sans passions, encore faut-il voir que la désignation d’un adversaire, certes nécessaire, n’est pas l’essentiel, sous peine que l’affect mobilisé soit dominé par le ressentiment. La confrontation du « nous » et du « eux » peut alors vite se perdre dans le complotisme et se transformer en rancœur haineuse. L’opposition « nous/eux » ne peut être féconde que surdéterminée par un projet émancipateur porteur d’un imaginaire social de transformation, comme l’a été en son temps le communisme. C’est cet imaginaire qui doit être « à haute teneur affective », pour reprendre une expression de Chantal Mouffe, et non pas l’opposition du « nous » contre « eux ».
D’autre part, l’idée même de « construire le peuple » pose un problème. Car la question immédiate est : qui le construit ? Si on remplace le mot « peuple » par « prolétariat », on retrouve la thématique classique du substitutisme avant-gardiste, dans laquelle, in fine, le prolétariat, ici le peuple, doit être construit politiquement par une entité extérieure. Or, le populisme se distingue d’autres processus politiques par un rapport direct entre une personnalité se voulant charismatique et le peuple ; plus exactement, le peuple s’incarne dans le meneur. À la question « qui ou quoi construit le peuple ? », la réponse populiste est : c’est le chef qui construit le peuple et incarne sa volonté. L’homme providentiel (historiquement, c’est le plus souvent un homme) fait exister le peuple comme entité politique à travers lui-même.
En fait, contrairement au populisme de droite, qui n’a pas ce genre de pudeur, les partisans du populisme de gauche évitent généralement de traiter cette question. Enersto Laclau est l’un des rares à le faire. Il n’hésite pas à indiquer explicitement que, pour lui, « l’absence de meneur » équivaut à « la dissolution du politique [3] ». L’existence d’un chef est ici la condition même de possibilité du politique : « La nécessité d’un meneur existe toujours [4] », nous dit-il. Le populisme, qu’il soit de droite ou de gauche, ne peut donc être qu’un autoritarisme, et on voit mal comment la valorisation et le mythe du leader pourraient s’accommoder d’une perspective émancipatrice. Dans cette conception, la démocratie prend une forme plébiscitaire où les citoyennes et les citoyens sont appelés plus ou moins régulièrement à approuver les décisions prises en haut.
Comment sortir de cette impasse ? Enersto Laclau fait une longue citation d’un passage de Psychologie des foules et analyse du moi où Freud évoque la possibilité que le meneur puisse avoir comme substitut une idée, une abstraction [5]. Il est dommage qu’il n’ait pas repris cette analyse féconde. L’idée, l’abstraction, dont parle Freud, cela peut être le projet émancipateur porté par notre imaginaire. Un tel projet n’est pas simplement un programme, évidemment indispensable, de mesures concrètes réalisables, mais une perspective d’avenir qui permet à l’espoir de naître et de résister aux vents contraires.
À l’idée ambiguë de « construire le peuple », il faut opposer le projet d’une convergence stratégique entre les différents mouvements de contestation de l’ordre néolibéral et sécuritaire. Il s’agit donc plus d’une « autoconstruction » que d’une construction. Dans une perspective hégémonique, cela ne peut se faire qu’en référence à un projet élaboré en commun, capable d’être une force d’attraction politique et idéologique. C’est dans ce cadre qu’une organisation politique peut jouer un rôle par sa capacité d’initiatives et de propositions.
[1] L’Illusion du consensus, Chantal Mouffe, Albin Michel, 2016, p. 106.
[2] Ibid, p. 107.
[3] La Raison populiste, Ernesto Laclau, Seuil, 2005, p. 81.
[4] Ibid, p. 78.
[5] Ibid, p. 79.
- Voir notre dossier dans _Politis n° 1469.
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