Barbara Balzerani : Lune de sang
Dernière grande dirigeante des Brigades rouges, Barbara Balzerani a passé plus de vingt-cinq ans dans les prisons spéciales italiennes. Elle est devenue l’auteure de plusieurs récits autobiographiques, dont le premier vient d’être traduit en français.
dans l’hebdo N° 1472 Acheter ce numéro
Au beau milieu des rigides années 1950, dans une Italie largement bigote (même si elle compte, depuis 1945, le plus important parti communiste d’Europe occidentale), une petite écolière passe un dimanche en famille dans un « village-sanctuaire » au sud de Rome, où a été construite une grande église. Après le déjeuner, une certaine agitation règne sur le parvis de la basilique, un homme de grande taille focalise toute l’attention. C’est Aldo Moro, alors jeune dirigeant de la Démocratie chrétienne (DC), déjà plusieurs fois ministre. Le père de la fillette lui ordonne alors de ne pas l’approcher : il vaut mieux « se tenir éloigné des puissants ». Près de vingt ans plus tard, vers 9 heures, dans un matin froid de janvier 1978, cette histoire revient soudain en mémoire à la jeune femme qu’est devenue Barbara Balzerani.
Aldo moro, rencontre fatale
Membre de la colonne romaine des Brigades rouges (BR), elle se trouve dans une église de Rome, à nouveau à quelques mètres de l’homme politique, président de la Démocratie chrétienne, le « parti-régime » au pouvoir sans interruption depuis la Libération. Quelques semaines plus tôt, un camarade a découvert par hasard que le fervent croyant Aldo Moro vient y prier chaque matin avant de rejoindre les bureaux du siège national du parti ou les travées du Parlement. Elle est chargée de l’observer, lui et les hommes de son escorte, faisant mine de prier, afin d’étudier si une action armée peut être organisée là sans prendre le risque de blesser un passant, précaution que les Brigades rouges se sont toujours imposée et ont toujours respectée. L’objectif est « de l’enlever et, par son intermédiaire, de faire le procès de la Démocratie chrétienne ».
Finalement, l’opération n’a lieu ni dans cette église ni alentour, mais à quelques centaines de mètres de là, au carrefour des via Fani et via Stresa, où les deux voitures d’Aldo Moro et de son escorte passent chaque matin avant d’arriver à l’église. Le 16 mars 1978, vers 8 h 50, Barbara Balzerani est au volant d’une voiture et barre l’une des rues du carrefour ; une demi-douzaine de ses camarades ouvre le feu sur les membres de l’escorte. Tous les policiers meurent mitraillés, et Aldo Moro est emmené jusqu’à un appartement où une petite pièce dissimulée derrière une bibliothèque coulissante servira de cellule. Il y restera cinquante-cinq jours et n’en ressortira que le 9 mai 1978, juste avant son exécution par onze balles tirées avec un silencieux dans le parking de l’immeuble. Les Brigades rouges ont appliqué la sentence de leur « procès populaire », après de nombreux reports.
Ces deux dates sont cruciales dans la vie de Barbara Balzerani, suivies par celles de son arrestation en 1985 et de sa libération définitive en 2011 – à laquelle elle a consacré l’un de ses derniers livres, intitulé Chronique d’une attente [1]. Elle qui regardait avec inquiétude la haute silhouette d’Aldo Moro devant la basilique n’a jamais oublié avoir vécu dans « un monde immuable, inchangeable, se conformant aux impératifs de l’injustice et de la non-liberté », à quelques dizaines de kilomètres de Rome, dans un gros bourg entourant une usine et rythmé par les sonneries des tours d’embauche. « Le jour de la Sainte-Barbara, patronne du village-usine, les ouvriers recevaient l’enveloppe du treizième mois des mains d’une certaine Donna Mimosa, maman de la dynastie des dirigeants. Le présent était accordé avec grâce, le rituel prévoyait même un baisemain. Ces hommes, certainement peu habitués à tant de bonnes manières, étaient obligés d’esquisser une révérence. » Devant cette scène, la première fois, l’écolière reste bouche bée, marquée pour toujours « tant était forte la puissance symbolique avec laquelle cette horrible cérémonie avait façonné sa perception du réel ». Et une conscience de classe, presque innée.
De passage à Paris pour la sortie de la traduction de son premier livre, toujours pleine de vie même si le visage est marqué par les années, elle se souvient de cette enfance pauvre. « La chance que j’ai eue a été de bénéficier de la scolarisation de masse, raconte-t-elle. Mais j’avais toujours cette rage en moi de l’injustice que j’avais vécue petite. Et la volonté de changer ce monde de domination et de souffrance pour le plus grand nombre. C’est sans doute ce qui m’a poussée à faire le choix qui a été le mien en entrant dans les Brigades rouges. » Douée en classe, elle est entrée en faculté à Rome en 1968.
De l’immuable au changement
Elle découvre alors le movimento, participe aux premières manifestations du mouvement étudiant italien. Mais les années 1970 n’ont pas du tout la même évolution qu’en France. Tout d’abord, le mouvement contestataire est bien plus massif, à partir des grandes grèves ouvrières de 1969, puis de 1973. Et les étudiants engagés sont bien plus nombreux et forment de véritables îlots de contre-société, installés dans les quartiers populaires, là où ils expérimentent ce qui prend bientôt le nom d’« autonomie ouvrière ». Enfin, leurs liens avec la classe ouvrière sont bien plus étroits, avec des mouvements de grève des loyers, des factures d’électricité ou d’eau à l’échelle de quartiers entiers.
Au même moment, le pouvoir, les segments les plus réactionnaires de la bourgeoisie et des forces de l’ordre – dont beaucoup ont été enrôlés à l’époque du fascisme – décident de riposter, sans reculer devant l’usage de la violence. Dès 1969, des bombes aveugles frappent des lieux publics, à Rome ou à Milan. La police accuse les anarchistes ou les gauchistes, mais ces attentats, dont le plus meurtrier est celui de la piazza Fontana, à Milan (17 morts, 88 blessés), sont le fait de groupes d’extrême droite manipulés par la CIA et certains secteurs des services secrets italiens. Cette « stratégie de la tension » est censée faire croître l’insécurité et donc une demande d’ordre dans l’opinion publique. Les années 1970 sont ainsi ensanglantées, jusqu’au terrible attentat à la gare de Bologne, le 2 août 1980, qui fait 85 morts et plus de 200 blessés.
Étudiante, Barbara Balzerani milite de plus en plus depuis le début des années 1970, notamment dans le groupe Potere Operaio (Pouvoir ouvrier). Elle fait bientôt le choix des armes en entrant en 1976 dans les BR, formation armée très léniniste. Issues des usines milanaises, elles viennent de créer une colonne à Rome pour porter « l’attaque au cœur de l’État ». Et elles ne sont pas seules, l’Italie vivant alors ce que certains historiens ont appelé une « guerre civile de basse intensité » : on compte alors près de 150 groupes armés, avec une moyenne, en 1979, d’un attentat toutes les quatre heures.
Répression et divisions
Après l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro, la répression se fait de plus en plus dure, et s’étend aux sympathisants, avocats, syndicalistes ou intellectuels du movimento. La police n’hésite pas à utiliser parfois la torture pour faire parler les activistes armés arrêtés. Bientôt, sous le coup des interpellations, mais aussi de dispositifs légaux instituant le système des repentis ou de la dissociation, les groupes armés se divisent, connaissent de nombreuses scissions, tout en étant de plus en plus isolés dans la population, y compris parmi les parties de la classe ouvrière les plus radicales.
Mario Moretti, considéré comme le grand chef militaire des BR, « tombe » en 1981. Barbara Balzerani, rare femme au sein du groupe et l’une des plus anciennes membres de la Direction stratégique, se retrouve à la tête des BR. Elle ne sera arrêtée qu’en 1985. Entretemps, les Brigades sont encore très actives, avec notamment l’enlèvement en 1982 du général américain James Lee Dozier, responsable de l’Otan en Italie.
En 1987, les principaux dirigeants des BR, emprisonnés, tentent une dernière « campagne », reconnaissant la fin de leur expérience politique et demandant une solution politique collective, avec l’amnistie de tous les militants armés, de droite comme de gauche, et le retour des centaines d’exilés, dont beaucoup sont encore en France aujourd’hui. Barbara signe le texte. L’initiative est refusée par la classe politique, en particulier le Parti communiste, adversaire implacable de toutes les sensibilités sur sa gauche. Après de multiples procès (dont cinq pour « l’affaire Moro »), Barbara Balzerani est condamnée quatre fois à perpétuité et passe quinze ans dans les prisons spéciales. Commentant l’échec de cette solution collective, elle reconnaît : « Nous n’avions plus que des solutions individuelles, comme demander le travail extérieur puis le régime de semi-liberté. Enfin, en 2007, j’ai obtenu la liberté conditionnelle durant les quatre dernières années. D’autres de mes camarades n’ont pas fait ce choix, n’ont jamais rien voulu demander. L’un des nôtres a passé ainsi quatre doctorats et il est toujours incarcéré, refusant toujours de demander quoi que ce soit. » Une vingtaine d’ex-brigadistes sont encore dans les geôles italiennes aujourd’hui. Barbara n’a jamais rien renié de ses actes, ni le caractère politique de son « choix radical » (selon le mot de l’écrivain Erri De Luca), ni la défaite collective que ses camarades et elle ont connue.
Réflexion et témoignage
Durant sa longue détention, elle a passé deux doctorats, l’un de philosophie, l’autre d’anthropologie, et a écrit cinq livres. À la fin des années 1990, quand on lui accorde le bénéfice du « travail extérieur », sortant le matin et rentrant le soir, elle raconte avoir « redécouvert une ville qu’elle ne connaissait plus ». Ce régime de semi-liberté est certes moins dur, mais d’autant plus frustrant : « Comme une petite fille, la nuit m’était interdite. Et avant de rentrer en prison le soir, souvent, je cherchais dans le ciel noir la lune, élément féminin mais aussi un signe de liberté. » D’où le titre de son premier livre, Camarade lune, qui raconte son enfance, son engagement, ses années de clandestinité puis de réclusion.
Totalement libre depuis 2011, elle a pu à nouveau voyager, notamment à Paris, où elle a enfin revu des amis exilés qu’elle n’avait pas croisés depuis la fin des années 1970. Ils ont tous l’air d’honnêtes septuagénaires, désabusés par l’évolution néolibérale du monde. Mais ils conservent une petite lueur d’espoir dans les yeux lorsqu’ils voient que de nombreux jeunes, lors des présentations de Barbara en librairie, sont intéressés par leur histoire.
[1] Éd. Derive Approdi, Rome, 2011 (non traduit à ce jour).
Camarade lune, Barbara Balzerani, traduit de l’italien par Monique Baccelli, éd. Cambourakis, 142 p., 18 euros.