Catalogne : La défaite morale de Madrid
Les assauts violents de la police nationale espagnole pour empêcher le référendum du 1er octobre en Catalogne ont fait plusieurs centaines de blessés.
dans l’hebdo N° 1472 Acheter ce numéro
Les corps de sécurité de l’État espagnol matraquant violemment des citoyens devant des écoles publiques. L’image aura sans doute fait plus de mal au gouvernement Rajoy que toutes les précédentes campagnes du camp indépendantiste. Dimanche, au jour « J » du référendum catalan déclaré illégal par Madrid et maintenu coûte que coûte par le gouvernement régional, les forces de la police nationale et de la garde civile se sont ainsi livrées à des assauts punitifs contre des votants pacifistes amassés devant les lieux de scrutin. Selon le département de Santé de la région, « 893 personnes ont reçu une assistance médicale en raison des actions de la police espagnole ».
Dans la capitale catalane, dans le quartier de la Barceloneta, à l’école primaire Mediterrània, située à quelques encablures de l’endroit où stationnaient les renforts de police depuis plusieurs jours, la charge a été particulièrement violente. Cinq minutes après l’heure officielle d’ouverture des bureaux de vote, des officiers des commandements anti-émeutes de la police nationale, armés de boucliers, de matraques et de fusils à balles en caoutchouc, ont ainsi chargé une centaine de votants rassemblés sous la pluie et dans une ambiance festive depuis près de 5 heures du matin. Parmi la foule violemment agressée, un échantillon complet de la population de ce quartier populaire de Barcelone : des familles, des étudiants, beaucoup de personnes âgées. Dans cet assaut, donné sans le moindre avertissement préliminaire, certains votants sont acculés contre les portes de l’école, d’autres jetés au sol et frappés à terre. Rapidement, la police catalane – les Mossos d’Esquadra, lesquels ont assisté sans intervenir à l’attaque de la police –, se positionne entre les citoyens et les forces nationales pour évacuer les blessés et éviter que des personnes, repoussées par la force ou par la peur, ne s’approchent de trop près des policiers armés. « Vous devriez avoir honte ! », crie la foule à la police espagnole. Une dame âgée bousculée sans ménagement s’emporte : « C’est pour cela que l’on veut quitter l’Espagne ! » Le « nettoyage » de la place dure une petite dizaine de minutes avant que l’opération touche à son but ultime : saisir les urnes et le matériel de vote, déposés quelques instants plus tôt dans une salle de l’école. Le butin récupéré, les officiers se replient, non sans avoir préalablement filmé l’ensemble des votants réfugiés sur le trottoir d’en face, le tout sous les huées de la foule et les regards gênés de la police catalane qui ferme le cortège. David, présent lors de l’irruption des forces de l’ordre dans le bureau, se dit « profondément choqué » : « Au pire, j’avais pensé à des poursuites judiciaires postérieures. Mais qu’ils entrent avec autant de force, c’est totalement indigne. C’est la démonstration que le gouvernement espagnol n’est pas démocratique et qu’il viole les principes fondamentaux des droits de l’homme. » Ce riverain de la Barceloneta faisait partie de l’équipe ayant occupé l’école. En effet, depuis la veille de ce week-end de référendum, associations indépendantistes, parents d’élèves et simples citoyens s’étaient décidés à investir les bureaux de vote pour éviter leur fermeture. Des défenseurs du référendum se relayant afin d’organiser des activités culturelles et éducatives dans les quelque 2 000 locaux désignés comme lieux de vote dans toute la Catalogne. Nombre d’entre eux s’étaient rassemblés jusque tard dans la nuit dans une ambiance festive et familiale avant de céder la place aux plus motivés, déterminés à dormir sur place. Un acte de désobéissance pacifique visant à empêcher la saisie des urnes et le blocage des salles de vote, tant par les forces policières espagnoles que par les Mossos d’Esquadra. Durant ces opérations d’occupation, la police catalane avait simplement constaté les actions menées dans les centres scolaires sans procéder à aucune arrestation, en adéquation avec les ordres de leur commandement.
Dans l’école Mediterrània, ce calme aura donc été perturbé avec pertes et fracas, tôt le matin du 1er octobre. Mais à la Barceloneta, comme dans les autres bureaux de vote, les violences policières n’auront pas pour autant réussi à faire flancher la volonté des Catalans. Et ce grâce à une organisation inédite déployée pour ce scrutin décidément insolite et connecté : la possibilité de voter depuis n’importe quel bureau grâce à un système centralisé censé garantir que chaque personne ne puisse s’exprimer qu’une fois.
Après l’assaut de l’école, Marina, 27 ans, s’est donc immédiatement ruée dans le bureau de vote le plus proche. « Le gouvernement de Madrid fait uniquement ça pour nous démotiver et nous faire peur, affirme-t-elle. Ce qu’ils veulent, c’est que les gens rentrent chez eux et ne ressortent plus. » Pour autant, dans ce bureau « de repli », la queue est impressionnante. Car, en plus des risques d’atteinte à l’intégrité physique se sont ensuite ajoutées les difficultés techniques, le système de vérification électronique des votes n’ayant pu fonctionner qu’en pointillé tout au long de la journée. « C’est Madrid qui nous coupe la connexion, j’en suis sûr », déclare Manel, 25 ans, qui attend depuis près de six heures devant une autre école de la ville. À l’intérieur du bureau, Montsé, 44 ans, radieuse, vient finalement de réussir à voter : « J’aurais pu attendre jusqu’à demain dehors s’il avait fallu. » Puis elle se dépêche de rejoindre d’autres votants devant le bureau de vote, pour « fer pinya », selon l’expression issue du vocabulaire des Castellers – ces tours humaines typiquement catalanes – que l’on peut traduire par « ne faire qu’un ».
Une posture que semble avoir également adoptée le gouvernement espagnol au regard de l’uniformité de ses déclarations de déni. Quelques heures seulement après les assauts, Enric Millo, chef de la délégation du gouvernement espagnol, assurait que la police nationale et la garde civile avaient « agi avec responsabilité, professionnalisme et de manière proportionnée ». Les seules réactions de la part du gouvernement central après les événements se sont également limitées à répéter que « le référendum n’avait pas eu lieu », avant de rejeter la faute des débordements sur l’exécutif catalan. Des arguments portés par la vice-présidente du gouvernement, Soraya Saenz de Santamaria, qui aura représenté le chef du gouvernement espagnol toute la journée, devant l’opposition et l’opinion internationale, comme en a l’habitude l’administration Rajoy dans les situations de crise. Dans une allocution de cinq minutes, donnée en fin de journée, le chef du gouvernement reprendra mot pour mot le message de sa numéro 2 avant de conclure, péremptoire : « La démocratie a gagné parce que la Constitution a été respectée. »
Reste que les résultats de ce scrutin peu orthodoxe, estimés par l’exécutif catalan à 90 % en faveur du « oui » à l’indépendance, avec un taux de participation de 42,3 %, n’ont fait que renforcer les certitudes de l’administration Puigdemont. « Les Catalans ont gagné le droit d’avoir un État indépendant sous forme de République », a ainsi déclaré le président régional, avant d’appeler une nouvelle fois à la médiation internationale.
Sans cette médiation interne ou externe, une fracture inexorable se profile entre Madrid et Barcelone, ce que confirme le climat toujours chargé dans la ville. D’autant plus que les divisions semblent s’être propagées au-delà de la Catalogne. Le soir même du scrutin, des rassemblements spontanés en soutien du droit à décider ont ainsi eu lieu dans la cité catalane, mais aussi dans plusieurs grandes villes d’Espagne, notamment à la Puerta del Sol à Madrid, lieu emblématique du 15M. À l’heure où nous bouclons ces lignes, une grève générale lancée par les principaux syndicats est en cours dans toute la Catalogne.
L’indignation s’est faite également sentir dans la classe politique espagnole. Pour le leader des socialistes, qui doit participer à une réunion sur le référendum cette semaine avec le parti de centre-droit Ciudadanos et Mariano Rajoy, « ce dernier a dépassé toutes les limites de son incapacité ». Pablo Iglesias, leader de Podemos, a quant à lui déclaré : « Ce que fait subir le Parti populaire à notre démocratie me répugne. » La maire de Barcelone, Ada Colau, membre de la coalition catalane de Podemos, n’a pas non plus mâché ses mots : « Rajoy s’est caché derrière des juges, des procureurs et la police pour éviter une solution politique par le dialogue. Il doit démissionner », a-t-elle affirmé après avoir déclaré mettre en place un service municipal d’aide juridique aux personnes blessées durant les attaques policières. Le haut-commissaire des Nations unies aux Droits de l’homme a exhorté le gouvernement espagnol « à garantir des enquêtes complètes et impartiales sur tous les actes de violence ».
Des positions qui contrastent avec celles de chefs d’État, dont Emmanuel Macron, qui maintient sa ligne pro-Rajoy, se disant « attaché à l’unité constitutionnelle de l’Espagne ». L’Europe n’a que timidement changé de ton, le porte-parole de la Commission européenne a réitéré son attachement à « l’unité et à la stabilité » avant d’avertir que« la violence ne doit jamais être un instrument en politique. » Une condamnation feutrée alors que le pays traverse sa plus grosse crise depuis sa transition démocratique.