Catalogne : L’épineuse question fiscale
Deux économistes aux sensibilités différentes, Ivan Aguilar et José Carlos Díez, reviennent sur les causes de la crise politique et sur les spécificités de la région.
dans l’hebdo N° 1473 Acheter ce numéro
En dehors des aspects identitaires, les questions économiques ont largement participé à l’éclosion récente et à la diffusion du sentiment indépendantiste catalan. L’un des principaux « nerfs de la guerre » du conflit territorial : l’injustice fiscale subie, selon les partisans de l’indépendance, par cette région qui représente 20 % du PIB national.
Ivan Aguilar est partisan de l’indépendance ; José Carlos Díez, d’orientation socio-libérale, a collaboré avec les socialistes espagnols, fermement opposés à la sécession catalane.
Le sentiment indépendantiste catalan est souvent analysé au travers du filtre de la « spoliation fiscale ». À savoir, le fait que la Catalogne paie plus d’impôt qu’elle ne reçoit de budget en retour de la part de Madrid…
Ivan Aguilar : La question fiscale n’est pas l’unique moteur de l’indépendantisme. Mais elle est sans doute la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La Catalogne a essuyé de multiples rejets ces dernières années. Madrid s’est refusé 17 fois à négocier un référendum. Avant cela, le gouvernement avait aussi rejeté un pacte fiscal proposé par l’ancien président de la région, Artur Mas. La Catalogne est l’une des régions les plus riches d’Espagne, qu’elle doive payer plus d’impôts, c’est totalement normal. Mais, actuellement, le déficit fiscal catalan représente une moyenne annuelle de 8,3 % du PIB. Très peu de régions au monde sont dans ce cas de figure. De tout l’impôt qui est levé ici, 57 % en moyenne sont récupérés par l’État. Qu’il faille contribuer aux pensions ou aux allocations chômage n’est pas remis en cause. Ce qui pose problème, c’est que l’État espagnol n’investisse pas en retour.
José Carlos Díez : En Catalogne, le niveau de revenu est plus important que dans d’autres régions autonomes. Payer plus que d’autres territoires est une situation normale pour tout pays qui a mis en place un système de gestion progressive de l’impôt. Là où le PIB est le plus haut, on paie plus, et l’impôt s’adapte aux revenus. D’autre part, la question du déficit fiscal est aussi liée au fait que la Catalogne a un niveau de dépenses plus important que d’autres régions. Le système actuel n’est pas conçu pour pénaliser la Catalogne, mais pour redistribuer les richesses aux régions qui ont les revenus les plus bas.
Le divorce entre les indépendantistes et Madrid a aussi à voir avec la censure du précédent statut de la région, obtenue par le parti de Mariano Rajoy en 2010. Quelles compétences ont été perdues depuis son retrait ?
I. A. : Ce précédent statut accordait plus d’indépendance économique et une meilleure reconnaissance à la Catalogne en tant que nation. C’était un statut plus ouvert. Il présentait une amélioration notable du statut initial, qui avait été créé en 1979, après le franquisme. Le problème de la censure du statut de 2006 n’est pas que des compétences aient été retirées, il est surtout que le Tribunal constitutionnel (TC), à la demande de Rajoy, a empêché que la Catalogne puisse avoir des compétences exclusives. Comme de lever ses propres impôts. Le TC a aussi empêché que son équivalent catalan puisse émettre des jugements contraignants et il a annulé les compensations que l’État devait remettre à la Généralité pour compenser les manques d’investissement dans son infrastructure.
J. C. D. : Quand le Parti populaire a saisi le Tribunal constitutionnel en 2010, la plainte remettait en question 114 articles sur les 223 du précédent statut de 2006. Le TC a seulement modifié 14 de ces articles. Ce n’est pas non plus une énorme mutilation. Je pense que le plus grave pour les indépendantistes, au moment de la censure, a été que le terme « nation » a été retiré du préambule de la loi. Cela a généré un grand rejet car la question indépendantiste est surtout une question nationaliste.
La comparaison du statut d’autonomie catalan avec celui du Pays basque est aussi une question largement rebattue par les partisans de l’indépendance…
I. A. : Le Pays basque possède actuellement tout ce que la Catalogne veut obtenir. Ils lèvent leurs propres impôts, ils ont un pouvoir de régulation sur les impôts importants, comme la TVA et celui sur les sociétés. De plus, leur apport est bien moindre. Leur imposition n’est pas régie par les règles fiscales normales : ils disposent d’un traitement bilatéral avec le gouvernement, et conviennent d’une quantité fixe annuelle. C’est ce que l’on appelle le « quota basque » (« Cupo vasco »). Ce qui était souhaité initialement, en Catalogne, c’était de pouvoir lever nos propres impôts. Le fait de payer mais de ne pas pouvoir relever ses impôts soi-même empêche de disposer de mesures d’incitation pour combattre la fraude fiscale. Cette organisation entraîne de nombreuses mesures perverses. Pas seulement pour la Catalogne. Pour tout l’État.
J. C. D. : Il faut quand même rappeler qu’en 1977, avant l’établissement de la Constitution espagnole, Adolfo Suárez a proposé à la Catalogne de se calquer sur le modèle basque. Josep Tarradellas et Jordi Pujol [premiers présidents de Catalogne, NDLR] le refusèrent. Bien sûr, c’était il y a très longtemps et les choses peuvent et doivent être renégociées. Toutefois, il faut bien garder en tête que la Catalogne représente 20 % du PIB espagnol tandis que le Pays basque 6 %. Pour que la Catalogne dispose du pacte fiscal basque, il n’y aurait que deux options : soit augmenter les impôts, soit réduire les frais des autres communautés autonomes. Qui peut réussir à faire voter une chose pareille en obtenant les deux tiers des voix du Parlement nécessaires pour changer la Constitution ? C’est très difficile d’articuler politiquement une proposition autour de l’idée de couper des budgets dans une région pour investir dans une autre. Si nous étions dans une époque d’opulence, avec une faible dette publique et un excédent fiscal, on aurait pu utiliser une partie de ce dernier pour le transférer en Catalogne sans porter préjudice au reste de l’Espagne. Mais nous avons actuellement 100 % de dette publique et 3 % de déficit structurel public. À l’heure actuelle, l’Espagne doit réduire sa vulnérabilité, car au moment de renégocier sa dette, elle va de nouveau avoir des difficultés. Je ne dis pas qu’il ne faut pas négocier, mais il faut le faire sur des bases réalistes.
La région semble toutefois avoir amorcé une nouvelle phase, y compris sur le plan économique. Plusieurs entreprises d’envergure nationale et des banques comme CaixaBank ou Banco Sabadell ont déclaré déménager leurs sièges sociaux de Catalogne. Cette fuite peut-elle avoir un impact sur l’économie catalane ?
I. A. : Certes, mais minime. Ce qui est important, c’est la gestion des capitaux et du crédit bancaire. En principe, la situation géographique du siège social d’une banque n’altère pas son fonctionnement. L’équilibre reste le même. Un impact plus problématique pourrait être que des investisseurs étrangers soient refroidis par l’instabilité actuelle et décident de ne pas investir. Mais c’est le prix à payer pour avoir dit « non » tant de fois aux propositions catalanes.
J. C. D. : La Caixa, troisième entreprise d’Espagne, est tout de même partie, car il y a eu une fuite de capitaux. Tout à fait démocratique, mais une fuite quand même. Cela n’a rien d’une blague. On a pu observer le même genre de chose au Québec, avec une fuite d’entreprises et, ce qui est plus grave, une fuite de talents et de capital humain.
Toutefois, il y a quand même un consensus sur le fait qu’une déclaration unilatérale d’indépendance aurait des conséquences néfastes, tant sur l’économie espagnole que catalane…
J. C. D. : C’est évident. Et également sur le plan européen. À mon sens, c’est actuellement le plus grand risque pour la stabilité financière et la reprise de l’emploi en Europe. En particulier parce que la région est dans une situation financière extrêmement fragile. Elle possède des obligations à risque, elle n’accède pas aux marchés. De plus, si Madrid coupe les flux à la région, celle-ci ne pourra même pas payer les salaires des fonctionnaires le mois prochain.
I. A. : Une déclaration unilatérale d’indépendance aurait des conséquences graves pour la Catalogne, mais surtout à court terme. Si elle a lieu, il y aura des fuites d’entreprises. Sans doute faudra-t-il un peu improviser. Mais pour l’Espagne, ce serait une catastrophe. Car, dans ce cas, la Catalogne ne prendra pas en charge la dette publique. Si l’Espagne veut que la région règle ne serait-ce qu’une partie de sa dette, il faudra négocier car ce n’est pas un pays viable sans la Catalogne. Si cette dernière réussit à obtenir son indépendance, la survie économique de l’Espagne est en danger.
Ivan Aguilar Docteur en économie de l’Université autonome de Barcelone.
José Carlos Díez Professeur d’économie à l’université d’Alcalá.