Che Guevara : Un « homme du Livre »
Sous la plume de Régis Debray, l’un des derniers compagnons de route du Che, la différence entre Guevara et Castro est d’abord culturelle. Elle n’a cependant jamais eu raison de leur amitié.
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Castro-Guevara : on ne peut s’empêcher de comparer les deux personnages, voire de les opposer. Le réaliste et l’idéaliste, le politique et le romantique, ils incarnent bel et bien deux figures éternelles de la révolution, et peut-être même de la politique. Celui qui a plié devant la puissance soviétique pour sauver sa révolution, et celui qui ne voulut rien concéder. À en mourir. Autre grand témoin de l’histoire tragique du Che, Régis Debray se livre avec brio, et peut-être avec excès, à cet exercice comparatif dans Loués soient nos seigneurs [1].
Pour lui, l’opposition est d’abord culturelle. Castro, dit-il, était « de mentalité narrative, localiste, anecdotique » ; Guevara avait « la froideur raisonneuse, un rien mélancolique ». L’un « ne lit que des livres d’histoire, et la théorie n’a jamais été un problème ». Il « fuit le débat d’idées, n’écoute pas l’argument de l’adversaire, tandis que l’autre, qui avait dévoré tout jeune Jules Verne, Conrad, Lorca et Cervantès », était « soucieux de fonder sa démarche en vérité, [et de] chercher l’argument de l’adversaire ». Guevara, dit Debray, était « un homme du Livre ». Jusque dans la jungle bolivienne, où il se déplaçait le sac à dos plein d’ouvrages abîmés par l’humidité, et où il rêvait de se faire apporter l’Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain, de l’Anglais Edward Gibbon.
Poussant plus loin l’opposition, Debray a ces mots que le destin des deux hommes corroborera : le Cubain « veut durer » ; l’Argentin préfère « l’impossible au possible. C’est un mystique. Il veut mourir ». Puis il a ces phrases terribles que n’aime pas Janette Habel, et on comprend pourquoi : « Moins démagogue que Fidel, et encore moins démocrate […] douceur et bonté n’étaient pas ses traits saillants… » Guevara « avait la pureté des anges exterminateurs ».
Malgré tout, les désaccords et la forte opposition de personnalités n’ont jamais eu raison de leur amitié. « Fidel parlait du Che avec ce mélange de tact, de fierté et d’inquiétude qu’un grand frère peut avoir pour un puîné parti à l’aventure, dont il connaît bien les défauts, et qui ne l’en aime que plus », rapporte Debray. Finalement, chacun aurait donc suivi le destin qu’il s’était tracé. Castro a « duré ». Il est mort le 25 novembre 2016, à l’âge de 90 ans, après avoir assumé tous les compromis et toutes les dérives. Le Che est mort exécuté par la police bolivienne, le 9 octobre 1967. Il avait 39 ans.
[1] Gallimard, 1996.