En finir avec la « drague à la française »
Encore récemment niées, les violences sexuelles et sexistes sont désormais reconnues, malgré un réel retard culturel et politique.
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Beaucoup n’en reviennent pas des chiffres qui, jour après jour, sont publiés concernant le harcèlement sexuel et plus largement les violences faites aux femmes. Au travail, dans la rue, et surtout dans le cercle familial ou amical. Le 20 octobre, dans un sondage Odoxa réalisé pour Le Figaro et France Info, 53 % des femmes interrogées affirment avoir été victimes de harcèlement ou d’agressions sexuelles et, pour les moins de 35 ans, la proportion s’élève à 63 %. Des chiffres terrifiants qui rendent compte d’un problème majeur au sein de la société française. Or, avant les révélations outre-Atlantique des multiples agressions du producteur de cinéma Harvey Weinstein sur des actrices, les témoignages et les accusations étaient bien moins nombreux, et souvent accueillis avec défiance.
Les associations féministes alertaient pourtant depuis de nombreuses années sur le sujet, fréquemment sans être entendues ou comprises. Et, même, le sujet a parfois été nié ou du moins minoré par certaines militantes historiques. On se souvient ainsi du débat qui suivit la parution du livre Galanterie française [1] de Claude Habib, intellectuelle se disant féministe. Vivement contesté par les mouvements féministes et LGBT, l’ouvrage reçut néanmoins un accueil plutôt positif dans certains milieux intellectuels. Son propos se voulait une défense de la séduction ou de la drague « à la française ». Il présentait l’Hexagone tel un lieu béni et unique où les femmes auraient eu droit à des égards particuliers de la part de messieurs, certes toujours supérieurs mais « bien » intentionnés… La grande historienne états-unienne Joan W. Scott, spécialiste de l’histoire des femmes et des mouvements féministes français, en donna sans doute la lecture la plus précise, autant que définitive : ce livre exprimait, selon elle, « le syndrome de l’indulgence française pour le harcèlement et le viol ».
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La libération massive de la parole à laquelle on assiste depuis la création du hashtag « #balancetonporc », version française (musclée) de l’anglo-saxon #Metoo (« Moi aussi »), semble à tout le moins montrer que la « galanterie française » n’a, dans d’innombrables cas, de galante que le nom. Ou plutôt celui d’une hypocrisie profondément ancrée dans les mentalités hexagonales.
Le déferlement de témoignages n’a évidemment pas pour cause une subite épidémie de harcèlements et d’agressions sexuels récents. C’est bien, au contraire, la conséquence d’une évolution des mentalités, à commencer par celles des victimes elles-mêmes. Co-porte-parole de l’association mixte Les Effronté-e-s, Fatima Benomar reconnaît volontiers « de vraies avancées sur la question : déjà l’affaire des agressions et harcèlements de la part de Denis Baupin a été traitée, en particulier dans les médias, de manière différente de celles de Dominique Strauss-Kahn, et mieux encore que celle de Roman Polanski ». La tolérance sociale paraît donc diminuer à l’encontre de ces agissements délictueux, pourtant passibles de fortes peines devant une juridiction pénale. « On travaille sur ces questions depuis plusieurs années, mais on était quasiment inaudibles, poursuit la militante. Je me souviens que, lorsqu’on a lancé une campagne, il y a trois ans, contre le harcèlement de rue, on s’est moqué de nous. Aujourd’hui, la question est devenue légitime et s’est installée dans le débat public. C’est peut-être un signe encourageant que le combat féministe a son utilité dans la société ! »
Pourtant, l’engagement de la secrétaire d’État à l’égalité femmes-hommes, Marlène Schiappa, à propos du harcèlement de rue est critiqué par certains mouvements féministes. Non que ceux-ci nient sa réalité, mais parce qu’ils contestent l’opportunité politique de le mettre aujourd’hui en avant dans un projet de loi spécifique. Celui-ci intervient en effet après les propos du président de la République lors de sa récente interview télévisée qui pointaient les agressions verbales ou physiques de femmes dans les quartiers populaires. Porte-parole d’Osez le féminisme, Raphaëlle Rémy-Leleu rappelle combien les militantes de son association ont travaillé depuis plus de cinq ans à mettre les bons mots sur le féminicide, le harcèlement et les agressions sexistes et sexuelles, à la suite des affaires Cantat, DSK ou Polanski. « Il s’agissait pour nous de parler de toutes les agressions, pas seulement de celles où les agresseurs sont des personnalités médiatiques. Mais en dehors de ces cas qui défrayent la chronique, il faut aussi lutter contre certains clichés qui ont la vie dure. Ainsi, dans le cas du viol, l’image courante dans la société est celle d’une jeune femme, souvent en mini-jupe, agressée au milieu de la nuit dans une rue sombre par un migrant, généralement “bronzé”. Or il faut rappeler que plus de deux tiers des viols ont lieu dans le cadre familial ou le milieu professionnel, en tout cas dans un environnement de proximité entre agresseur et victime. »
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Une vraie victoire aujourd’hui est donc que les femmes victimes osent mettre des mots sur le harcèlement et les violences subis, suivies en cela par l’opinion publique. « Le mouvement actuel de libération de la parole prouve une meilleure compréhension de ce que des milliers ou des millions de femmes en France ont subi, soutient Fatima Benomar. On va donc peut-être enfin cesser de parler de “blagues graveleuses” ou de drague “à la française”. Mais au-delà de ces paroles libérées, qui sont fondamentales, il faut maintenant exiger ce que j’appellerais une bonne réception de cette parole. Or, pour avoir accompagné plusieurs victimes porter plainte dans les commissariats, il y a encore beaucoup de boulot ! » Et la militante de raconter plusieurs anecdotes où les policiers tentaient de dissuader une victime de viol de déposer plainte au prétexte que les faits remontaient à seulement une semaine, ou laissaient seule la victime face à son agresseur durant une partie de la confrontation… « C’est une sorte de double peine, explique Fatima Benomar. On ne cesse de reprocher aux femmes victimes de ne pas aller déposer plainte, mais quand elles ont le courage de le faire – car il en faut pour aller raconter son agression devant un fonctionnaire de police ou de gendarmerie –, tout semble fait pour les en dissuader ! »
Sachant en outre que 95 % des femmes victimes dans le cadre professionnel perdent leur emploi après avoir voulu poursuivre leur agresseur, et qu’au moins une victime sur trois se mure encore aujourd’hui dans le silence, l’éducation des personnels de police et de justice, mais aussi de santé et d’éducation, est donc fondamentale. Les associations féministes, comme Osez le féminisme et Les Effronté-e-s, multiplient les campagnes afin d’obtenir une sensibilisation, ou plutôt une réelle formation à ces questions, en commençant par la prévention du sexisme et une éducation à l’égalité entre les sexes auprès des enfants. « C’est le nerf de la guerre. Il faut miser sur l’éducation et la prévention dès le plus jeune âge à l’école, insiste Fatima Benomar. Mais nous avons subi une défaite cuisante quand on est revenu sur les “ABC de l’égalité” [2]_. En outre, des programmes spécifiques doivent être mis en œuvre en direction des magistrats, des policiers, des enseignants, des médecins ou des infirmières… »_ Son association fait campagne en ce sens depuis des années. Tout comme Osez le féminisme, qui souligne le retard de la France par rapport aux pays nordiques mais aussi l’Espagne, qui a adopté il y a quelques années l’une des lois-cadres les plus en pointe pour lutter contre les violences faites aux femmes (dont le budget, important au départ, a malheureusement été revu à la baisse du fait de la crise économique).
Raphaëlle Rémy-Leleu explique ainsi son inquiétude quant à la politique actuelle du gouvernement : « Si l’on constate une certaine volonté politique de la part de Marlène Schiappa, on ne peut que déplorer l’énorme retard français dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Sans oublier le mouvement de recul insidieux sur l’égalité professionnelle qui résulte de la loi El Khomri et, plus encore, des récentes ordonnances modifiant le code du travail. » En somme, si les mentalités évoluent, le gouvernement n’a sans doute pas encore complètement pris en compte la priorité politique que constitue la lutte contre les violences faites aux femmes. Et Fatima Benomar de conclure : « Il faudra bien, un jour ou l’autre, finir par oser s’attaquer aux racines du patriarcat. » Un travail de longue haleine.
[1] Gallimard, 2006.
[2] Programme d’éducation pour l’égalité entre les sexes et contre les discriminations de genre, initié en 2013 et contesté par des mouvements réactionnaires comme Sens commun ou la Manif pour tous, à la suite de l’adoption du mariage pour tous.