Fabien Truong : « On ne s’improvise pas jihadiste »
Le sociologue Fabien Truong enquête sur les jeunes hommes des quartiers populaires. Il remet notamment en cause la notion de « radicalisation ».
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L’enquête Loyautés radicales [1] s’inscrit dans une continuité de recherches dans les quartiers populaires que Fabien Truong a orientées en 2015 sur la question du terrorisme et de l’islam. Plutôt que de parler de jihadisme et de radicalisation, il préfère s’intéresser aux conflits qui agitent six jeunes hommes issus de l’immigration ayant grandi à Grigny, dans l’Essonne, et pris dans des logiques concurrentes entre famille, quartier, religion, école, économies parallèles
Trois « petits » : Tarik, Radouane et Marley, qui ont autour de 25 ans, un ancien, Hassan, âgé de 44 ans, et deux « grands », Adama et Amédy. Concernant ce dernier, Fabien Truong se concentre sur celui qu’il était avant de devenir le tueur de l’Hyper Cacher de Vincennes. Amédy Coulibaly passe à travers cette enquête comme un fantôme, mais aussi comme un trou noir dans les pensées de chacun. Le sociologue revient beaucoup sur ce qu’il appelle la « seconde zone », soit « un espace de relations et de représentations qui sanctionnent le fait de vivre à l’écart dans et par l’illégalité ». De ses deux années passées à Grigny, avec cinq de ces garçons et leurs proches, il a tiré des entretiens, qu’il retranscrit parfois, et un ensemble de réflexions et d’analyses qui peuvent permettre d’agir sur de vrais leviers éducatifs et politiques.
Comment la volonté de comprendre la tentation du jihad dans les quartiers populaires a-t-elle évolué depuis 2015 ?
Fabien Truong : En 2015, j’ai beaucoup observé, et rien écrit. Cette enquête démarre par un point de vue très personnel : comment j’ai vécu le 13 novembre 2015. J’avais déjà beaucoup d’éléments sur l’islam et la délinquance dans les quartiers populaires. Ce n’est pas l’actualité qui m’a poussé à investiguer davantage mais plutôt ce que j’observais sur le terrain et qui ne trouvait pas sa place dans le débat entre radicalisation de l’islam et islamisation de la radicalité. En 2015, des attentats sont commis au nom de l’islam, on fait intervenir des islamologues. Pour Gilles Kepel, il y a bien un lien entre terrorisme et islam, du moins une interprétation violente de l’islam qui s’est globalisée, ce qui explique la violence et les jihadistes troisième génération. Pour Olivier Roy, il y a une génération de nihilistes qui trouvent des réponses dans l’islam. Au-delà de l’opposition sur « la cause » (islam ou pas l’islam), ces deux positions se font miroir en ce qu’elles manquent de chair. Pour comprendre, il faut aller sur le terrain. Au lendemain des attentats, les gens ont eu soif d’informations, mais s’en sont souvent tenus à des histoires de vie brinquebalantes. La force du storytelling est d’amplifier cette logique du « pourquoi ». J’ai voulu m’intéresser au « comment » : passer par les biographies mais en sortant du temps court. Je suis des jeunes en Seine-Saint-Denis depuis dix ans ; à Grigny, j’ai enquêté pendant deux ans.
Face à ces « mauvais garçons », chaque chercheur parle depuis son poste d’observation. Peut-on parler au pluriel ?
On peut parler au pluriel, mais à condition de contextualiser car il y a des logiques explicatives. Je n’ai pas choisi ces six jeunes au hasard mais parce qu’ils sont liés par un contexte et qu’ils nous permettent de comprendre différents phénomènes en entrant dans leur vie. J’ai voulu écrire un livre sur le désir d’islam des jeunes garçons de milieux populaires, issus de l’immigration, passés par la délinquance, qu’on qualifie de « mauvais garçons » entre guillemets, parce que c’est un profil qui fait peur à la société. Je voulais parler d’un fait majoritaire qui est très invisibilisé : de quelle manière la religion participe de la paix intérieure. Je voulais également aborder le phénomène belliqueux qui s’exprime aussi à travers la religion et qui fait sens dans certaines trajectoires sociales. J’ai voulu traiter les deux aspects dans le même ouvrage. Adama, qui se situe dans le premier cas de figure, est le meilleur ami d’Amédy Coulibaly, le tueur de l’Hyper Cacher. Leur amitié et leurs trajectoires nous en apprennent beaucoup sur le rapport de ces jeunes aux éducateurs, à la prison, aux grands frères, à la mort et au deuil. L’un se dirige vers ce que j’appelle « le sens du chemin », l’autre vers « l’impasse du cercle ». Cette approche permet aussi d’éviter les lectures idéologiques sur l’islam.
Comment déconstruisez-vous le terme de jihadisme ?
Ce terme est employé par Daech. Il existe différentes pratiques qui ne renvoient pas aux mêmes profils : le fait de partir en Syrie et le « terroriste maison », qui prépare un attentat en France, par exemple. Le fait de partir en Syrie ou en Irak se rapproche beaucoup plus de la fuite et de la fugue, de l’idée d’aller vers un avenir meilleur, même si cela passe par la guerre et ses fantasmes. Ces jeunes expriment un désir projectif et n’ont pas besoin de dispositions guerrières avérées : le « recrutement » est donc sociographiquement plus large. Ceux qui cherchent à faire un attentat maison sont des jeunes garçons des quartiers populaires qui arrivent sur la trentaine et sont passés par la délinquance sans réussir à s’en extraire. Ils n’ont pas eu besoin de partir en Syrie pour devenir des « guerriers », ils sont passés par ce que j’appelle la « seconde zone ». Ils ont côtoyé des situations de violence extrême, ils ont côtoyé la mort. Ils ont développé toutes les ressources nécessaires à cette extrême violence. On ne s’improvise pas guerrier jihadiste. Amédy Coulibaly ou les frères Kouachi sont arrivés à leurs fins parce qu’ils savaient tenir un secret, se procurer des armes, agir en condition de stress intense, être capable de tuer un policier. Cela, ça ne vient pas de l’islam mais d’une sociabilisation juvénile délinquante très prolongée. L’islamiste rigoriste pour qui l’islam va occuper une place centrale dans son existence, c’est encore un autre profil. « Radicalisation » et « jihadisme » ne conviennent pas pour exprimer ce pluralisme. J’ai voulu revenir à des questions simples : que font les individus dans la durée, qui deviennent-ils ? Si on ne prend pas le temps de répondre, on tombe dans le piège de Daech, dont le discours est de dire : c’est l’islam et son grand spectacle.
Qu’est-ce qui vous gêne dans le terme de radicalisation ?
Ce terme a été un progrès quand il s’est généralisé dans les sciences sociales dans les années 1980-1990 car il permettait de poser la question du « comment ». Avant, on pensait tout en fonction des idéologies, on s’est mis à considérer des processus. Mais ce mot a été vicié parce qu’on l’a collé systématiquement à l’islam en cherchant à répondre à la question du « pourquoi ». Et on a construit des déclinaisons : « autoradicalisation », « radicalisation on line »… en voulant isoler un « déclencheur » sans considérer la charpente déjà existante. Se poser la question du « comment » permet de faire émerger des éléments récurrents, sur lesquels on peut agir. Par exemple, il a été dit qu’Amédy Coulibaly avait perdu un ami à 17 ans. Aucun travail de deuil n’a été fait autour de cette mort qui l’a accompagné jusqu’à la fin. En fait, Amédy Coulibaly a grandi avec la culpabilité d’avoir survécu à son copain. Beaucoup d’adolescents dans les quartiers doivent se construire avec des morts précoces. On parle un peu aujourd’hui des décès survenus lors d’interpellations policières. Mais il y a les morts causées par d’autres jeunes, et la mort des pères de ces fils d’ouvriers orphelins plus tôt que les autres. Le non-travail éducatif sur le deuil est très important puisqu’en découle la question de la revanche, de la honte, de la pudeur.
Comment travaillez-vous la question de la distance ?
« La » distance fait partie du protocole de l’enquête. Soit on la cache derrière la posture de « je suis un scientifique, ça n’est pas un problème », et elle n’apparaît pas dans nos écrits. Soit c’est au cœur de notre travail ethnographique et on la travaille ouvertement. Quand on arrive dans une ville comme Grigny que l’on ne connaît pas, on raconte comment on fait pour parler aux gens, pour trouver sa place, etc. On est toujours dans une forme de bricolage. Mais la scientificité réside dans le fait de le rendre transparent. C’est aussi une démarche politique. Quand on revient très souvent et qu’on ne « produit » rien, la question de la finalité ne se pose même plus. On est dans une autre échelle de temps, et de nouvelles conversations émergent. Je suis « le sociologue », le « pote de pote », la confiance se gagne… elle peut être remise en cause, je suis testé en permanence. J’ai écrit ce livre pour ceux qui n’avaient pas le temps de prendre ce temps.
Des émeutes de 2005 aux attentats de 2015, on mesure une terrible continuité. Vous ne séparez pas délinquants et jihadistes ?
Quand on suit des gens dans le temps, on s’aperçoit que ces cases ne sont pas pertinentes. Tant que ces jeunes se faisaient du mal entre eux, brûlaient les voitures de leurs parents et de leurs voisins, on ne s’en occupait pas. On a commis une erreur politique et humaine. La guerre en Syrie est venue répondre à un imaginaire politique flottant. Elle est apparue comme une niche pour des jeunes coincés dans la « seconde zone ». Mais il ne faut pas oublier qu’une majorité des jeunes des quartiers populaires sont résilients. J’ai voulu traiter de l’ombre et de la lumière.
Vous expliquez comment la religion est pour certains un refuge qui permet de se vivre dans un groupe, et qui irrigue le couple ?
La religion est devenue un médium important pour essayer de tenir et de trouver une place. Beaucoup de ces jeunes ont une vision d’eux-mêmes très dépréciative, ils se perçoivent comme immoraux, amoraux. Ils ont « fait du sale », leur volonté de purification a beaucoup à voir avec la nécessité d’arriver à se regarder dans la glace. Je distingue conversion et reconversion. Les jeunes passés par la délinquance sont tous des « convertis » parce qu’il y a cette idée de « je choisis ma vie, je deviens meilleur… ». C’est un comportement hypercontemporain qui renvoie beaucoup au capitalisme singulariste de notre société. Le moment de la conversion reste le moment du spectacle : effervescence et excès total. Mais la clé, c’est la reconversion. Les jeunes eux-mêmes disent « reconvertis », sans s’en rendre compte. La reconversion, c’est quand les choses commencent à se pacifier et qu’on arrive à mettre en cohérence la personne qu’on est en train de devenir avec son passé et son futur. Alors on commence à se projeter et cela fait sens avec trouver un appartement, un boulot, etc. Tout n’est plus seulement que religion. Le moment de la conversion est facile à voir. Le moment de la reconversion est lent, long, mais très majoritaire. Le problème des terroristes maison, c’est qu’ils restent dans la conversion. Amédy Coulibaly refuse la reconversion qui lui apparaît trop coûteuse, trop dure. Je parle de continuité radicale à son propos : en fait, il pousse à l’extrême ce qu’il n’a jamais cessé de faire. Quand on comprendra comment certains garçons deviennent des guerriers dans les quartiers populaires, on pourra peut-être agir sur les vrais leviers.
« Guerriers », « mauvais garçons », ces termes pourraient avoir une connotation presque positive, un peu romantique ?
Dans les quartiers populaires, les jeunes ont le sentiment qu’ils partagent une même condition, une même galère, ça crée des solidarités. En même temps, s’exprime l’idée qu’on ne peut pas s’en sortir ensemble, et que réussir, c’est quitter le quartier. On se bat donc individuellement au nom d’une condition commune et d’une appartenance collective. C’est un nouveau type de rapport au collectif que j’appelle le « chacun pour soi de classe ». La figure du combat est très forte. Le guerrier se bat au nom des autres mais seul. C’est allégorique, mais on voit bien comment, avec la géopolitique, ce schéma peut être mobilisé pour certains de manière littérale. La Syrie a représenté un ailleurs, déconnecté du règne de l’argent. La force de Daech a été de promouvoir cette niche. Ce phénomène est en train de disparaître, mais le besoin reste.
[1] Loyautés radicales. L’islam et les « mauvais garçons » de la nation, Fabien Truong, La Découverte, 236 p., 20 euros.
Fabien Truong Sociologue au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris et professeur agrégé au département de sociologie et d’anthropologie de l’université de Paris-8.