General Electric : Un trésor livré aux spéculateurs
Trois ans après le rachat de la branche énergie d’Alstom, General Electric supprime 345 emplois à Grenoble et semble vouloir sacrifier la très reconnue filière hydroélectrique française.
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General Electric est-il en train de sacrifier un fleuron de l’industrie française, pièce maîtresse du développement des énergies renouvelables, au mépris de ses engagements ? C’est le constat amer qui se confirme de jour en jour aux yeux des salariés de l’usine de turbines hydroélectriques de Grenoble.
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Ce site séculaire niché au cœur des Alpes a vu naître l’industrie hydraulique et fournit aujourd’hui des turbines à des barrages du monde entier. Il a été racheté en 2014 par le géant américain General Electric (GE), avec la branche énergie d’Alstom. Déjà, ce dépeçage de l’industrie française dans un secteur aussi stratégique pour « l’indépendance énergétique » avait fait naître des inquiétudes jusqu’au sein du gouvernement socialiste. Car la branche énergie d’Alstom fabrique non seulement des turbines pour les barrages, mais également celles qui permettent aux éoliennes et aux centrales nucléaires de fonctionner. Au moment de l’achat, l’Américain s’engageait à ne pas délocaliser et à créer 1 000 emplois en France.
Il a fallu moins de trois ans pour qu’il s’assoie sur ses promesses et annonce, pour le site grenoblois, la destruction de 345 emplois sur près de 800, s’ajoutant à 590 suppressions de postes depuis 2016. La production est délocalisée en Inde, au Brésil, en Turquie, au Kenya et en Chine, où les coûts de production seraient trois à quatre moins élevés qu’en France.
La branche hydraulique de GE affiche rarement des bénéfices dépassant 6 à 8 %. L’activité est cyclique, à raison de projets étendus sur trois à cinq ans, avec quelques creux, mais de vraies perspectives de développement à long terme. Elle est loin des standards exigés par les actionnaires de la multinationale américaine, qui attendent des taux de bénéfice à deux chiffres et à court terme.
L’activité comporte surtout des risques. Car chaque turbine est un prototype et nécessite un trésor de savoir-faire des ingénieurs grenoblois et une logistique particulièrement lourde. « Nous faisons des moutons à cinq pattes », résume Alfred Piersantelli, délégué syndical CFDT sur le site grenoblois. Ces colosses de tôle d’une centaine de tonnes, cuits, soudés et affinés dans les immenses ateliers grenoblois semblent encombrer la direction de GE, qui aime les produits en série, qui font un business plus lucratif et moins risqué.
La direction de l’entreprise argue d’une situation financière compliquée (130 millions de pertes nettes de trésorerie en 2016), mais les salariés lui opposent une expertise, confidentielle, pointant des artifices de trésorerie destinés à plomber le site grenoblois. Un classique du genre : les risques financiers induits par des projets en cours ont été inscrits en pertes nettes dans la comptabilité et les surcoûts causés par des malfaçons sur des turbines GE de fabrication chinoise, notamment, ont été imputés à la trésorerie grenobloise. Les employés dénoncent aussi un manque de transparence de GE et de l’État, qui opposent le « secret des affaires » pour ne pas publier certains détails des comptes et l’accord conclu au moment du rachat d’Alstom énergie.
Depuis ce « deal » adoubé par Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, la branche hydraulique a aussi été fragilisée par une pluie de « procédures », une obsession du « reporting » et l’installation de logiciels de gestion déconnectés de la réalité du travail. Au nom de la « synergie » planétaire du groupe, les processus ont été standardisés, découpés par tâches, pour que les ingénieurs français, ne maîtrisant désormais plus le processus de fabrication dans son ensemble, soient interchangeables avec des ingénieurs indiens, turcs ou kenyans. « C’est le savoir-faire qui est attaqué, pour que la masse salariale devienne une variable beaucoup plus flexible. Puisque nous n’aurions plus besoin de gens formés à leur poste, la direction pourrait embaucher et débaucher au gré des commandes », détaille, dépité, l’élu CFE-CGC Georges Beciu.
Campé avec un élu CGT à l’entrée du site, barrée par un engin de chantier et les fumées d’un barbecue installé pour nourrir les grévistes, Philippe Massonnet, « cadre sup » depuis dix-sept ans, qui occupe des fonctions clés pour l’activité du groupe à l’international, ne dresse pas un tableau moins sombre. « Cette standardisation des process est catastrophique. L’entreprise est saccagée par ce management », s’attriste le dirigeant.
Les traits tirés par une semaine de blocage et les allers-retours vers la capitale, les 300 salariés qui tenaient le piquet de grève la semaine dernière nourrissent une autre inquiétude. La destruction de la moitié des emplois – précédée ces derniers mois par une centaine de licenciements, ruptures conventionnelles et démissions – rendra le site inopérant. Le service recherche et développement, théoriquement sauvegardé, ne peut pas fonctionner sans l’atelier qui va être supprimé. Et le jeu de chaises musicales imposé par le départ de 345 salariés paralysera des services. « Il faut au moins deux ans, sur certains postes, pour être opérationnel, insiste Philippe Massonnet, et les meilleurs soudeurs sont ici, leur licenciement serait une grosse perte pour le groupe. »
Selon les salariés, General Electric cache donc – une fois encore – ses véritables projets pour le site isérois : la vente. Il pourrait en effet intéresser un concurrent chinois, comme le pointait, selon eux, l’expertise économique. Car il recèle des brevets intéressants, des décennies de savoir-faire accumulé et des « modèles réduits » servant aux essais. « Ils habillent un peu la mariée en réduisant la masse salariale », s’attriste Claude Villani, secrétaire de section CGT, les mains tremblantes et la voix ruinée par le manque de sommeil. « Les intentions de General Electric étaient très claires, dès le rachat d’Alstom énergie. Il fallait tuer un concurrent qui lui faisait de l’ombre », tonne également Georges Beciu. Cette issue serait catastrophique pour l’ensemble de la filière hydroélectrique, qui dépend encore largement des turbines fabriquées à Grenoble.
Ce serait également un bien mauvais signal au regard des engagements pris par la France en matière de transition énergétique. L’eau étant de loin la première source d’énergie renouvelable. « Nous sommes en train de créer une situation de monopole qui sera néfaste pour les usagers », regrette Antoine Brescia, représentant CGT des salariés d’Hydro Grenoble. General Electric s’évertue de son côté à marteler que Grenoble restera un centre de développement mondial de l’hydroélectricité, sans répondre plus précisément aux inquiétudes.
Mais l’histoire de l’usine grenobloise n’est pas seulement tragique pour l’industrie française et la transition énergétique. Elle jette aussi une lumière crue sur les réformes successives du code du travail menées par le gouvernement socialiste (« ANI », lois Rebsamen, Macron et El Khomri). Les discussions entre les représentants du personnel et la direction de General Electric apparaissent plus déséquilibrées que jamais.
Le temps, premièrement, joue en faveur de la direction. Car le calendrier de négociation d’un plan social est désormais serré. Les représentants du personnel doivent rendre leur avis avant le 19 novembre, soit quatre mois après l’annonce du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Les salariés demandent donc un délai supplémentaire, que la direction ne semble pas disposée à leur accorder. Car pour GE, l’affaire doit être soldée avant la fin de l’année, afin que le coût du plan social apparaisse dans ses résultats financiers de 2017 et que les comptes de 2018, redorés par une baisse de 30 % de la masse salariale, permettent au titre de rebondir en Bourse. Pour rattraper une chute d’un quart depuis le début de l’année. La pression des actionnaires est en effet particulièrement forte dans le groupe états-unien, déconnecté de la réalité du débat français et animé par une frange particulièrement agressive du capitalisme outre-Atlantique. Les fonds dits « activistes », qui ciblent les entreprises faibles en Bourse pour les « redresser » avec des méthodes brutales, viennent en effet d’intégrer le conseil d’administration de GE.
Les efforts des salariés pour intensifier le rapport de force pèsent donc pour l’heure assez peu sur ce calendrier. Le blocage de l’usine du 4 au 12 octobre a permis la médiatisation nationale et la politisation du dossier (lire ici), mais n’a pas fait bouger une virgule du projet de plan social proposé par General Electric. Comme seule compensation à la destruction de leur emploi, la direction propose aux salariés des garanties proches du minimum légal et un congé de reclassement de 12 mois, selon les syndicats. Jeudi, une large majorité des grévistes a donc décidé de lever le blocage de l’usine. Éprouvés par une semaine particulièrement intense et déterminés à diversifier leurs actions. Cela commençait à se corser aussi financièrement pour les salariés, après huit jours de retenue sur salaire. Une caisse de grève a été mise en place par l’intersyndicale – CGT, CFDT et CFE-CGC. Mais elle reste modeste. Il faut dire que ce type de lutte longue ne fait pas partie de la culture du syndicat des cadres. Il semble désormais s’y résoudre avec un discours combatif.