Le casse-tête catalan
Prise au dépourvue par l’impasse de la crise catalane, l’Union européenne a pris le parti de Madrid, incapable d’envisager la création d’un nouvel État en son sein ni même d’organiser une médiation.
dans l’hebdo N° 1474 Acheter ce numéro
La pression est encore montée d’un degré dans la cocotte catalane. Ultimatum final, Mariano Rajoy, chef du gouvernement espagnol, veut savoir avant jeudi 19 octobre si Carles Puigdemont déclare formellement l’indépendance de la Catalogne. Lors du référendum du 1er octobre (interdit par Madrid), plus de 90 % des électeurs (43 % de participation) ont voté « pour », mais le président de la région entretient le flou sur le passage à l’acte, se donnant « deux mois » pour obtenir l’ouverture d’un « dialogue » avec le gouvernement central. Comprendre : pour fixer les modalités d’un départ de la Catalogne. Et laisser à Rajoy, qui veut un retour « à l’État de droit » avant toute discussion, la responsabilité de l’intransigeance : la suspension annoncée de tout ou partie du statut d’autonomie actuel de la Catalogne. Comme Franco en 1939. La mesure n’a jamais été utilisée en Espagne depuis l’instauration de la démocratie en 1977.
Jamais l’Union européenne n’avait eu à affronter en son sein une crise territoriale aussi aiguë depuis sa création. Alors que les autorités au pouvoir en Catalogne sollicitent en vain, et depuis longtemps, une médiation communautaire pour faire valoir leurs aspirations indépendantistes, une ligne de conduite domine depuis le 1er octobre à l’échelle de l’UE et de ses États-membres : des appels aux Catalans pour éviter « l’irréversible », ainsi que l’alignement derrière Rajoy, à peine interpellé pour les violences policières qui ont émaillé la journée du référendum. Hors de question de jouer les médiateurs, ont commenté en substance Paris et Bonn, c’est une « affaire interne espagnole », toute déclaration unilatérale d’indépendance serait « illégale », « inacceptable » et « non reconnue ». Donald Tusk, président du Conseil européen, a pressé Puigdemont, ordonnateur du référendum, de « ne pas annoncer une décision qui rendrait le dialogue impossible ».
Ce n’est pas une surprise, constate Romain Pasquier, directeur de recherche au Centre de recherches sur l’action politique en Europe (Rennes). « L’UE est structurée pour respecter avant tout l’ordre juridique interne des États, ce qui explique sa faible capacité à intervenir pour contribuer à la résolution de cette crise, expose-t-il. Le principe d’autodétermination ne fait pas partie des droits formellement reconnus au sein de l’Union. Le réalisme étatique et le maintien de l’unité territoriale l’emportent sur les considérations démocratiques. En tout cas, tant qu’il n’est pas constaté d’infractions graves et avérées aux droits humains ou aux libertés fondamentales… »
Et quand bien même, si l’on considère la seule sanction « démocratique » imaginée à l’endroit d’un État-membre – une perte de son droit de vote dans les institutions de l’Union. Une procédure est actuellement en cours contre la Pologne, dont le gouvernement prend ses aises avec l’autonomie de la justice et la liberté de la presse, et contre la Hongrie, qui veut restreindre les libertés publiques. Mais il y faudra le vote unanime des autres pays, et la Hongrie a déjà fait savoir qu’elle défendrait la Pologne. Ce mécanisme de rétorsion avait été instauré début 2000 quand le FPÖ, parti d’extrême droite, était entré au gouvernement en Autriche. L’Union avait notamment interrompu tout contact bilatéral avec Vienne. Mais peu opérante, la « punition » avait été levée sept mois plus tard. Et alors que le FPÖ a toutes les chances de siéger à nouveau dans le gouvernement, aucune voix ne s’est élevée pour menacer l’Autriche de nouvelles sanctions.
Pour autant, l’Union ne se lave pas les mains de la crise catalane. « Par son existence même, elle oppose une contrainte très forte aux mouvements séparatistes en son sein, constate Romain Pasquier. Les menaces sont explicites : “Passer à l’acte signifie sortir de l’UE” – avec perte des avantages économiques, monétaires et douaniers de l’espace communautaire. » Et sous-entendu : vous ne reviendrez jamais, car il faudrait pour cela le vote unanime des États-membres : imagine-t-on l’Espagne y consentir, dans les conditions actuelles ? C’est en substance le destin dessiné par la ministre française des Affaires européennes, Nathalie Loiseau.
Gérard Onesta, élu EELV pro-indépendance de la région Occitanie et ancien eurodéputé, se scandalise d’une succession d’arguments où il devine une hypocrisie organisée. « D’où tient-on que la Catalogne sortirait “automatiquement” de l’Union européenne ? Que les juristes nous montrent l’article le stipulant ! Et comment pourrait-on acter son exclusion tout en refusant de reconnaître son indépendance ? » La région perdrait l’accès à l’euro, affirment certains économistes. « Mais le Monténégro utilise bien la monnaie européenne sans être un État-membre ! » Alors que les autorités européennes alléguaient qu’un divorce avec Athènes (le Grexit) aurait mis en péril l’économie de l’Union, la menace ne semble pas d’actualité à propos de la Catalogne, au produit intérieur brut (PIB) pourtant supérieur à celui de la Grèce.
Quant à « l’illégalité » du référendum catalan, Gérard Onesta rappelle que c’est par une démarche identique que la Slovénie a obtenu son indépendance de la Yougoslavie en 1991. « Cette “folie irréversible” devait lui barrer l’entrée du pays dans l’Union… Treize ans plus tard, la Slovénie devenait État-membre. Comme les pays baltes, qui ont aussi gagné leur indépendance par des ruptures “illégales”. L’arsenal de réfutations opposées aux Catalans dénote une peur panique de l’Union envers des mouvements d’émancipation qui échappent à cette structure obsolète. Alors que le “rapprochement des citoyens” figurait dans le projet communautaire initial, toute son histoire est marquée par la juxtaposition d’intérêts nationaux. » Ainsi Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, déclare-t-il « ne pas vouloir » la séparation catalane dans un souci pratique : « C’est déjà assez difficile à 28 ou 27 [sans le Royaume-Uni], ça serait juste impossible à 98. »
C’est une pure réponse « géopolitique et institutionnelle, regrette Romain Pasquier. Comment opposer un argument de gouvernance à la Catalogne alors que l’Union a accepté de donner voix à des pays minuscules comme Malte ou Chypre, qui pèsent bien moins en termes de population et d’économie ? » Sans oublier l’impact des accointances entre les partis de droite qui dominent dans l’Union, commente l’eurodéputé écologiste Pascal Durand : « Rajoy, Merkel ou Junker sont du même bord, ils se soutiennent parce qu’ils ont besoin les uns des autres. »
L’Union européenne devrait pourtant finir par lâcher une position de principe renvoyant la crise au périmètre espagnol. « En quête de réforme interne, elle a besoin d’un compromis et ne pourra pas laisser la situation s’envenimer », juge Romain Pasquier. Ne serait-ce que pour éviter d’être débordée par d’autres velléités de rejet des États centraux, en Écosse au premier rang [1]. « La maladresse de Madrid a créé un avant et un après, ajoute-t-il. Je vois mal comment la Catalogne pourrait ne pas accéder a minima à un statut d’autonomie aussi large que celui du Québec. » Et même devenir État-membre, parie Gérard Onesta, « parce que les crises passées l’ont montré, l’UE a toujours placé le principe de réalité au-dessus du respect des règles établies ». Et d’espérer une issue « sans une goutte de sang », contribuant à une rénovation de l’Union. « La Catalogne, comme l’affirment ses dirigeants, deviendrait contributeur net au budget communautaire. Y compris au profit des régions espagnoles moins dotées qu’elle… »
[1] Ainsi qu’en Italie du Nord, en Flandre, en Corse, au Pays basque, aux Îles Féroé, etc.