Le néo-libéralisme par la plus drôle des féministes
Après la domination masculine et le tabou du sexe féminin, la suédoise Liv Strömquist décortique la suprématie des riches. Avec un humour culotté et des raisonnements très étayés.
dans l’hebdo N° 1475 Acheter ce numéro
Depuis combien de temps n’avez-vous pas ri aux éclats en lisant un essai ? Par exemple, sur la construction des genres ou sur l’écart toujours plus grand entre riches et pauvres ? Grandeur et décadence, le dernier opus de Liv Strömquist, comme ses ouvrages précédents, déclenche à coup sûr des fous rires. Paru en 2012, Les Sentiments du prince Charles analyse l’élaboration du sentiment amoureux et ses pièges. Publié quatre ans plus tard, L’Origine du monde examine « l’intox » séculaire dont est victime le sexe féminin, et par sexe féminin, il faut entendre son ensemble, vulve, clitoris, orgasme et règles inclus. C’est dire si Grandeur et décadence était attendu. Avec peut-être une pointe d’inquiétude : le « ton Strömquist » allait-il supporter son passage du féminisme à la critique du libéralisme ? Oui, trois fois oui, grâce à deux influences majeures de son travail, qui sont sa marque de fabrique et une arme redoutable : un humour dans la droite ligne du « Do it yourself » [1] punk et une rigueur intellectuelle qui rappelle ses études en sciences politiques. En Suède, son pays, cette trentenaire est une quasi-star, quand en France, son succès doit beaucoup au bouche-à-oreille et aux libraires engagés.
Féminisme + anticapitalisme + punk + sciences po… Que ceux qui sont intimidés, ou qui ne s’y reconnaissent guère, voire qui sentent une légère panique les gagner, ne s’inquiètent pas. Car l’une des plus grandes réussites de Liv Strömquist consiste à ne pas prendre de haut son lecteur. Peut-être parce que, comme lui, elle découvre. Parlant de L’Origine du monde, elle avoue simplement : « Moi, ça m’a intéressée de le faire car je me suis rendu compte de mon ignorance sur ce sujet pourtant très universel _: en fait, je n’y connaissais pas grand-chose_ ! Je me suis interrogée sur l’invisibilité sociale des organes sexuels féminins, sur le tabou des règles qui perdure, par exemple [2]. »
Son savoir est tout sauf une chasse gardée dont elle vulgariserait des fragments aux communs des mortels (nous). Il est tout frais et encore ébahi de ses propres découvertes. Cette stupéfaction, nous la percevons dans ses dessins, et elle renforce la nôtre : on peut avoir le souffle coupé face aux énormités qu’elle débusque et dénonce. En entendant Myron Ebell, le « monsieur Environnement » de Trump, se réjouir du réchauffement climatique puisque « moins de gens vont mourir de froid ». En découvrant que le revenu disponible dans la banlieue cossue de Göteborg est maintenant 262 % plus élevé que celui de la banlieue pauvre (contre « seulement » 43 % en 1990). Ou, tenez-vous bien, qu’« aux États-Unis, la dernière ablation médicale d’un clitoris [3] [pratiquée dans le monde occidental tout au long du XIXe siècle, NDLR] a eu lieu en 1948 – il s’agissait d’empêcher une petite fille de 5 ans de se masturber ».
Nous voilà sonnés, mais aussi mordus : on veut vérifier ces informations sidérantes, comprendre les mécanismes, et les changer. Liv Strömquist aussi. Ses sources, qu’elle cite systématiquement, mêlent essais universitaires, grands classiques, culture pop et Internet. Un peu comme si Judith Butler, saint Augustin, Bertold Brecht et Whitney Houston discutaient dans notre salon, en regardant une émission de télé-réalité ou en cherchant une info sur Wikipédia. Et c’est pertinent, qu’ils soient anti-héros, personnage secondaire ou influence décisive. Ainsi L’Origine du monde doit beaucoup à la thèse de Michel Foucault selon laquelle plus la sexualité est dite taboue, plus elle est objet de discours normatifs, qu’il faut interroger, quand le chapitre « Faire le bien/Pourquoi c’est un tel bordel à gauche ? » de Grandeur et décadence va de la CNT espagnole à Rosa Luxemburg, en passant par la morale du maître et de l’esclave chère à Nietzsche.
Et l’humour dans tout ça ? Celui de Liv Strömquist repose sur deux principes : nous prendre au dépourvu et ne reculer devant rien. Grandeur et décadence est à ce titre exemplaire. Cette bande dessinée sur la richesse s’ouvre en pleine imagerie spiritualo-kitsch (fleurs de lotus, mantra carpe diem et pose de yoga) : « Tout le monde est au courant, écrit-elle avec sa typographie manuelle très dynamique : question bonheur, on aurait tout faux dans la société occidentale […]_, il paraît qu’on devrait s’inspirer de la sagesse orientale_ […]_, mais je me demande si_ […] ce ne serait pas plutôt à la sagesse orientale de prendre exemple sur nous ?! » Défilent alors des dirigeants et des hommes politiques incapables de prendre en compte le futur réchauffement climatique. Face à ces décideurs devenus gourous en des photomontages grossiers et drôles, Liv « tombe à genoux, le front contre le sol, consternée par ce niveau magique de pensée positive de la part de quelqu’un qui sait voir les mots “moins de morts de froid” derrière les mots “réchauffement climatique” »… Le libéralisme est aussi attaqué par le biais du livre qui, selon un sondage, a eu le plus d’impact aux États-Unis (après la Bible), et fait des émules chez les politiques suédois : La Grève d’Ayn Rand, paru en 1957. « Imaginez Le Seigneur des anneaux, mais remplacez les hobbits par des entrepreneurs… » On vous laisse découvrir la suite…
Son ironie est sans cynisme : elle dévoile l’absurde, dénonce l’iniquité. Liv Strömquist ne nous donne pas de leçon, elle nous donne à penser et à rire. Un rire particulier, tout animé de dérision et du credo « Do it yourself » : être autonome. Il ne faut jamais avoir peur de faire. Ni de mal dessiner, de s’autoéditer, de faire de l’humour trash, « badass » [4], de l’humour qui défonce. Un humour de combat.
[1] « Fais-le toi-même », dit aussi DIY.
[2] Entretien pour Libération, 30 janvier 2016.
[3] Plus connue et discutée aujourd’hui sous le nom d’excision, hors milieu médical.
[4] « Dur à cuire ».
Grandeur et décadence, Liv Strömquist, Ed. Rackham, coll. « Le Signe noir », 128 p., 20 euros.
Lire aussi, chez le même éditeur, Les Sentiments du prince Charles, 2012, réed. 2016, 136 p., 19 euros, et L’Origine du monde, 2016, réed. 2017, 144 p., 20 euros.