Le pari novateur du Portugal
Depuis 2015, une coalition de gauche mène une politique à rebours de l’austérité imposée par Bruxelles. Mais jusqu’où ?
dans l’hebdo N° 1473 Acheter ce numéro
En un an, un taux de croissance de 2,9 %, un déficit public passé de 3,1 % à 1,9 % du produit intérieur brut (PIB) et un taux de chômage tombé à 8,8 %… C’est au Portugal, et ces statistiques historiques, arrêtées au premier semestre 2017, devraient encore s’améliorer d’ici à la fin de l’année. L’agence de notation financière Standard & Poor’s vient de relever la note de confiance affectée à la dette portugaise. En ce début d’octobre, alors que ses rues regorgent de touristes, Lisbonne donne l’image d’un pays au sommet de son attractivité.
Inaccessible logement
Luis Mendes égrène les lois qui ont livré le logement et l’immobilier au marché libéral : location de courte durée, libération des loyers, assouplissement des conditions d’expulsion des locataires… Et toutes les facilités offertes aux étrangers qui investissent au Portugal ou l’adoptent pour résidence fiscale. « Gentrification et “touristification”, les deux plaies du logement », résume Luis Mendes, du mouvement Morar em Lisboa (Vivre à Lisbonne), lequel agrège depuis 2016 une trentaine de mouvements en lutte contre ces dérives. « Les loyers ont grimpé de 40 % en moyenne en cinq ans ! » Le gouvernement est un peu intervenu pour desserrer l’étreinte. « Mais avec un salaire moyen à 850 euros, qui peut payer 750 euros de loyer pour un studio à Lisbonne ? On est loin du compte, surtout pour les plus précaires, laissés de côté. Il faut impérativement remplacer les dispositions légales actuelles par une loi-cadre sur le logement. »
Les élections législatives de 2015 voient la coalition de droite (PSD et son allié CDS-PP) arriver en tête, mais perdre la majorité absolue (107 sièges sur 230). Alors qu’elle pensait être reconduite au bénéfice d’un accord (classique) avec le Parti socialiste (PS, 86 sièges), ce dernier décroche une alliance majoritaire à sa gauche, avec le Bloc de gauche (BE, 19 sièges), ainsi que la Coalition démocratique unitaire (CDU, 17 sièges), front électoral constitué du Parti communiste du Portugal (PCP) et de son petit allié traditionnel écologiste (Os Verdes).
Ce n’était pas gagné avec le jeune et radical BE, fondé en 1999 et parfois comparé à Syriza (Grèce) ou Podemos (Espagne), mais encore moins avec le PCP, en opposition constante au PS depuis quatre décennies. « On n’aurait jamais imaginé cela possible, mais la volonté des électeurs de sanctionner la droite ainsi que l’urgence sociale ont forcé le pragmatisme de la gauche », se souvient Tiago Gillot, militant des Précaires inflexibles, mouvement social qui rassemble des chômeurs ainsi que des travailleurs intermittents et précarisés.
L’accord à gauche se mâtine d’une subtilité importante : pour conserver leur liberté d’intervention, chacun des trois partenaires de gauche (BE, PCP et Os Verdes) signe séparément avec le PS un compromis définissant les conditions de son soutien au sein du Parlement, mais sans participation au gouvernement. Le Premier ministre socialiste António Costa s’engage principalement à abandonner les privatisations exigées par la Commission européenne, à rétablir les salaires et les retraites à leur niveau d’avant l’intervention de la troïka, à augmenter le salaire minimum et les aides sociales ainsi qu’à renoncer à de nouvelles baisses des contributions patronales.
L’habile Premier ministre semble avoir trouvé des solutions pour rompre avec l’austérité, tout en faisant taire les augures bruxellois qui voyaient un Portugal indocile, plombé par une croissance en berne et des comptes publics dépassant 3 % de déficit annuel, plafond de la discipline budgétaire de l’Union. « Embellie économique européenne, politique monétaire de la BCE, baisse des cours du pétrole, la conjoncture a bien aidé le gouvernement à retrouver des marges de manœuvre pour inverser la spirale sociale négative », relève José Caldas.
Les investisseurs reviennent, le tourisme explose, les salariés ont retrouvé de l’aisance avec la suppression de la taxe sur les salaires supérieurs à 1 500 euros ou la baisse partielle du nombre d’heures de travail. Les retraites les plus basses ont été augmentées. Et, mesure emblématique entre toutes, le salaire minimum est passé de 505 euros à 577 euros, en route vers 600 euros, en 2018 peut-être.
Spectaculaire ? « Mais en apparence seulement, il y avait tellement de retard, tempère Guadalupe Simões. Une telle hausse avait été prévue… pour 2013 ! » Car les acteurs sociaux et politiques de gauche, s’ils se félicitent de voir les Portugais « mieux respirer », sont loin de verser dans l’enthousiasme. « Pour l’essentiel, le gouvernement a procédé à l’effacement, toujours en cours, des excès de la droite, résume Tiago Gillot. Le pays revient à une situation plus décente, mais objectivement, on est bien loin d’un grand renversement ! »
Car le gouvernement socialiste ne s’est pas attaqué, à ce jour, au cœur de l’arsenal législatif libéral implanté par la droite. « Le PS n’a pas changé sur le fond, juge le député Jorge Costa, l’une des têtes pensantes du BE. Il reste un parti centriste, et s’il n’a pas appliqué son programme, d’inspiration libérale, c’est grâce au compromis politique imposé par la gauche en 2015. »
Guadalupe Simões liste les importantes revendications du milieu hospitalier, que partage presque tout le secteur public : retour de la progression des carrières, gelées depuis 2005, rattrapage complet des salaires, 35 heures par semaine pour tous, etc. La syndicaliste souligne aussi la « duplicité » de la politique de santé. « Il y a eu quelques investissements, mais les partenariats public-privé lancés par la droite n’ont pas été remis en cause. » Depuis quelques années, une partie des hôpitaux portugais sont devenus des centres de profits gérés comme des entreprises. Dans le domaine du logement perdure aussi l’ancien cadre législatif qui précarise les locataires et autorise de très importantes hausses des prix dans l’immobilier (voir encadré).
Tout en reconnaissant que le bilan de ces deux premières années est « positif », Arménio Carlos, secrétaire général de la Confédération générale des travailleurs portugais (CGTP) (1), estime ainsi qu’une moitié du chemin seulement a été parcourue, « alors que 11 % de travailleurs et 42 % de chômeurs vivent sous le seuil de pauvreté de 440 euros ». Et que le gouvernement « reste otage de Bruxelles », notamment contraint par une dette publique qui culmine à 130 % du PIB. « Le poids du remboursement est insupportable : 8,3 milliards d’euros par an, c’est le budget de la santé ! » Or, pour respecter le traité européen de stabilité, il faudrait que les comptes nationaux dégagent un excédent primaire de 5 %. « Impossible… Aucune avancée sociale décisive ne sera possible si l’on ne négocie pas un abandon de la dette, héritage d’investissements spéculatifs dont le peuple portugais n’est pas comptable. »
Centrale, cette question reste pourtant étonnamment absente des débats. Le BE a bien arraché au PS un accord pour une renégociation avec l’Union européenne d’un tiers de la dette, mais le Premier ministre s’y refuse, et il est douteux que les socialistes aillent l’affronter. « Il repousse la question car les taux d’emprunt sont faibles et la BCE continue à acheter de la dette, explique José Caldas. Mais jusqu’à quand ? Même si le gouvernement a indéniablement retrouvé des marges de manœuvre, y compris dans son pouvoir de négociation avec Bruxelles, les contraintes restent fortes. Il s’en tient donc à de petites avancées, et les restrictions perdurent. »
La gauche n’entend cependant pas avaliser ces équilibres. Le débat sur le budget, qui fait office de point de contrôle annuel des engagements au sein de l’alliance de gauche, a pris un coup de chaud avec l’exercice 2018. Le PCP appelle à un durcissement dans la rue. La CGTP, qui lui est proche, juge « loin du compte » les propositions d’António Costa qui seront examinées à partir de cette semaine par les députés, et prévoit des journées d’action très prochainement. Au BE comme au PCP, on entend a minima se battre au Parlement pour obtenir la réalisation complète de l’accord de 2015. « Pour aller plus loin, il faudra compter sur la mobilisation des professions qui souffrent, mais aussi de mouvements sociaux encore absents : professeurs, étudiants, travailleurs du privé », commente Jorge Costa. Car dans les urnes, il faudra attendre : c’est le gouvernement qui vient d’engranger des points, avec la victoire du PS lors du scrutin municipal du 1er octobre.