Le Triton, accord subtil
La scène jazz et musiques actuelles des Lilas, menacée par la suppression des emplois aidés, produit un deuxième album consacré à Aldo Romano, Mélodies en noir & blanc.
dans l’hebdo N° 1473 Acheter ce numéro
D ino Rubino est né au pied de l’Etna. Mais il n’est pas tombé sous l’emprise sicilienne… », susurre Aldo Romano de sa voix de Don Corleone. Derrière sa batterie, dans le couffin de la scène du Triton, aux Lilas, il poursuit son entreprise de mise en lumière d’un jeune talent tout en retravaillant l’éclairage sur certaines de ses compositions. Dino Rubino est sous les projecteurs sur Mélodies en noir & blanc. S’il se partage les introductions avec le contrebassiste Michel Benita, compagnon de route d’Aldo Romano, le pianiste tient le crachoir. Y compris quand le trio reprend « Il Camino », le tube d’Aldo Romano. Un morceau qu’il n’aurait jamais terminé si le contrebassiste Henri Texier ne l’avait pas encouragé. « Trop banal », presque pop, dans un milieu où c’est la complexité harmonique et rythmique qui fait la cote d’un musicien. Aldo Romano a découvert Dino Rubino comme trompettiste, jouant avec Paolo Fresu. « Je pensais à un album avec plusieurs voix, confie le batteur. Quand il est venu chez moi, il s’est assis au piano et j’ai réalisé qu’il en jouait avec une sensibilité rare. L’idée s’est imposée de garder le piano seul… » « l’instrument orchestre », « l’instrument aux dents blanches et noires » pour cet album automnal. « Mélancolique même », le qualifie Jean-Pierre Vivante, patron du Triton, qui produit avec Mélodies en noir & blanc son deuxième album consacré au musicien. Quasi crépusculaire mais pas sombre, plutôt diaphane comme un matin pluvieux au chaud derrière une vitre.
Bouffée testamentaire de grand-père sans famille ? « Les familles immigrées sont souvent éclatées sur la planète… », soupire le batteur d’origine italienne qui clôture son album en stoppant l’incessant ballet de ses baguettes pour chantonner « Il voyage en solitaire » (Gérard Manset) : « Mais il est seul un jour/L’a-mour/L’a quit-té, s’en est al-lé/Fair’ un tour/D’l’autr’ cô-té… » « Tu n’es plus seul Aldo ! », a lancé une femme dans le public le soir du concert de sortie du disque. « Aldo n’a pas toujours dit du bien de tout le monde… », ose Jean-Pierre Vivante à propos de ce personnage assez controversé du jazz français. Ce disque, enchaînement de mélodies « pas si simples harmoniquement », plaide le batteur qui les a composées à la guitare, c’est un peu comme s’il avait voulu coudre les meilleurs instants de lui-même. « Ça le rend très touchant », estime Jean-Pierre Vivante, qui se surprend à écouter ce disque tous les matins, lui qui est plutôt du genre à aimer les musiques « inaudibles », et à chantonner Le Sacre du printemps au réveil plutôt qu’une ritournelle qui balance doucement comme « Favela ».
Affable, généreux de mots et d’énergie, tourné vers l’avenir, pater familias jusque dans la gestion de cette ancienne imprimerie qu’il a reconvertie en scène jazz et musiques présentes adossée à un restaurant, il explique que vendre des steaks-frites lui permet de programmer « des projets exigeants » : « L’avenir est à la recherche fondamentale, en musique comme en sciences… » Aménagée par son frère ingénieur du son, Jacques, de manière à mêler subtilement son de concert et son de studio, étiquetée « très free », voire « expérimentale », la salle de concert du Triton n’est pas toujours pleine à craquer. Pour Aldo Romano, il n’y avait plus une place. « Tu n’as pas peur de la réaction des autres musiciens ? », lâche le batteur, soudain inquiet que sa réputation « grand public », « jazz consensuel », nuise au Triton, qu’il a voulu aider.
Aldo Romano, 76 ans, ne fréquentait pas plus le Triton que Jean-Pierre Vivante, 66 ans, les albums du batteur. Voisin du lieu, le musicien a fait du restaurant une de ses cantines. C’est plutôt à table que la rencontre s’est faite. « Et puis Aldo a voulu enregistrer une maquette dans la salle, le disque a suivi comme une évidence », sourit Jean-Pierre Vivante, qui se fiche des qu’en-dira-t-on pourvu que l’idée lui plaise. « Un journaliste a dit que je ne programmerais jamais de be-bop, c’est faux ! Même si ça n’est pas la musique que j’écoute », assure ce mélomane, ancien pianiste, qui ne déteste que les balochards et autres cachetonneurs, et mise tout sur l’échange, l’implication, le désir : « Je programme pour prolonger une conversation et la partager. Tous les musiciens passés ici ont une histoire avec le Triton, tous ont leur portrait dans le couloir. Tous sont payés pareil, stars ou jeunes émergents. »
Même état d’esprit avec les autres salariés du Triton, qui est une entreprise d’insertion. Au mois d’août, comme nombre de structures, il a appris que ses emplois aidés ne seraient pas renouvelés. « Le principe doit être réformé : on n’embauche pas les gens parce qu’ils sont aidés mais parce qu’ils ont de la valeur. Mais on ne peut supprimer un dispositif sans diagnostic ni alternative. Tous les contrats aidés passés au Triton se sont formés : métiers de la restauration, de la communication, de l’image ou du son… J’ai des anciens salariés à la Philharmonie ou à Radio France ! » Ironie du sort : la veille du concert d’Aldo Romano, Jean-Pierre Vivante recevait la Légion d’honneur : record d’emplois aidés dans le secteur associatif culturel en Île-de-France, record d’emplois d’artistes féminines sur les scènes de musiques actuelles. Formule hybride privée-publique – le lieu appartient à Jean-Pierre Vivante et reçoit 180 000 euros de l’État pour ses emplois aidés –, le Triton accumule les performances et pourrait sembler « Macron-compatible ». « Médaillé mais menacé », se crispe Jean-Pierre Vivante. Assis à côté de lui, Aldo Romano, fatigué, regarde dans le vide. Derrière les vitres du restaurant traversé de soleil, ça n’est pas encore l’automne, plutôt l’été indien.
Mélodies en noir & blanc, Aldo Romano, Dino Rubino, Michel Benita, Le Triton.