« Sans adieu », de Christophe Agou : Crépuscule paysan
_Sans adieu_, de Christophe Agou, disparu avant la sortie de son film, montre de vieux agriculteurs du Forez en proie à une société qui les ignore.
dans l’hebdo N° 1475 Acheter ce numéro
Je parcours la plaine et la montagne, et cherche intuitivement l’invisible », indique Christophe Agou dès le générique. Sans adieu fait aussi toucher l’indicible à son spectateur. En effet, ce n’est pas sans difficulté qu’on rassemble ses mots pour parler de ce film tant l’émotion qu’il suscite est forte, plus encore après une seconde vision, la première ayant eu lieu à Cannes, où il était présenté par l’Acid.
Dire que Sans adieu donne à voir un univers en extinction n’est pas faux, mais certainement insuffisant. Dans le Forez, Claudette, Raymond, Jean, Christiane et Mathilde vivent chacun dans leur ferme usée comme leur corps, aux murs décrépis, aux objets lustrés et archaïques. Ils sont entourés de leurs chiens ou de leurs chats, indispensable compagnie. Ils ont toujours habité là, travaillé là, immuablement. Tandis que le monde autour d’eux a bougé, s’est métamorphosé à vitesse grand V.
C’est de ce monde que Mathilde et son frère, encore plus âgé qu’elle, disent qu’ils ont peur. « Il n’y a plus que l’argent, plus d’amitié. » C’est ce monde que Jean-Clément, autre figure de Sans adieu, trouve absurde et cruel. Son troupeau de vaches, soupçonné d’être contaminé par le virus de la vache folle, doit être abattu. Sur la porte de sa ferme, il a apposé ce mot : « Aujourd’hui, des gens dits intelligents de la société moderne viennent prendre les vaches, des animaux innocents, dans les étables, pour les assassiner. » Alors que la lumière décline, laissant place aux ombres du crépuscule, Jean-Clément et sa femme se tiennent la main, courageux mais le cœur gros, devant leurs bêtes qu’on emmène.
Jean cultive encore sa vigne, Raymond garde son troupeau, Claudette nourrit sa basse-cour. Ils survivent au quotidien, mais l’envie s’est épuisée, les forces ne sont plus là. Ils se débattent plus qu’ils n’ont les moyens de lutter, comme Jean-Clément contre une décision absurde, ou Claudette contre les services de l’administration. À 75 ans, pour bénéficier de sa retraite, elle veut transmettre sa ferme, mais doit vendre ses vaches, qui ont perdu leur valeur. Claudette scrute le journal agricole pour suivre la variation des prix, tente de se faire entendre au téléphone par des gens qui lui parlent un langage normé. Claudette, femme courage, est une héroïne.
Comme avec les autres personnages de Sans adieu, Christophe Agou a noué avec elle une relation d’absolue confiance. Telle une amie, sa caméra caresse cette vieille dame aux yeux bleu pastel, qui parfois s’embrument à cause du sentiment d’abandon, de solitude. C’est la même Claudette qui vocifère les pires menaces contre son chien Titi, trop remuant. Ou qui rédige de son écriture calligraphiée des lettres pour défendre sa cause.
Sans adieu témoigne d’un temps en train de disparaître, d’une époque révolue où l’on vivait à la campagne et pratiquait l’agriculture comme un demi-siècle auparavant.
Mais si le film se situe juste au bord de la mort, il révèle aussi la présence au monde de ces humbles existences, de ces « vies minuscules » et précieuses. C’est explicite avec Jean, quand il regarde des photos du passé qu’il a lui-même prises, des scènes de vendange. Le vieux paysan cite les noms de chacun, tous « au cimetière désormais ». On le voit aussi dans un petit film amateur au côté de son frère défunt, avec lequel il a toujours vécu et qui lui manque terriblement. À travers l’émotion de Jean, le regard profond de Claudette, ou la petite sculpture représentant un cheval que Christiane a sauvée de la disparition, symbole du grand amour qu’elle a connu, Christophe Agou atteste que leur vie laissera une empreinte, aussi ténue soit-elle au regard du grand livre de l’Histoire. De la même manière, Sans adieu est la dernière trace inoubliable que le cinéaste, également photographe, nous a léguée avant de partir à 45 ans, sans avoir pu voir son film sortir sur les écrans.
Sans adieu Christophe Agou, 1 h 39.