Se parler, un processus décisionnel

Certains modes de décision rénovent l’idée de démocratie en impliquant davantage les citoyens, à l’échelle d’un quartier, d’un village ou d’un mouvement.

Patrick Piro  et  Vanina Delmas  • 11 octobre 2017 abonnés
Se parler, un processus décisionnel
© photo : CITIZENSIDE/Adolfo Lujan/Citizenside/AFP

L’espoir d’une démocratie plus participative a guidé les participants de Nuit debout pendant plus de trois mois. La parole libre de l’assemblée populaire s’est quotidiennement heurtée aux difficultés de se concrétiser en actes, et le vote, souvent controversé, s’est finalement révélé indispensable. Le processus de la prise de décision est devenu progressivement le garant de la légitimité démocratique et un terrain d’expérimentations. La commission démocratie a tenté de changer les règles en échelonnant le scrutin sur une semaine entière pour laisser le temps de débattre et d’amender les propositions, sur la place ou en ligne. Mais les blocages ont perduré. La parenthèse Nuit debout s’est inspirée de différents mouvements, comme Occupy Wall Street ou les Indignés en Espagne, et, malgré les échecs, a fait émerger l’utopie d’une société dans laquelle parler ensemble pour mieux décider serait le maître mot, comme cela se fait dans quelques poches de résistance, en France et ailleurs.

À Trémargat, l’important c’est de participer

Au cœur de la Bretagne, un petit village de 200 habitants résiste avec vigueur aux méandres de la politique traditionnelle. À Trémargat (Côtes-d’Armor), les habitants votent, comme ailleurs. Mais l’esprit de la démocratie participative prend vie au moment des élections municipales. Depuis 1995, le maire ne peut exercer plus d’un mandat et le scrutin uninominal n’a pas lieu d’être. Deux réunions publiques permettent de faire le bilan de la mandature passée, de choisir des projets pour la commune et de voir émerger des candidats prêts à les mener. « Les électeurs sont assurés que leur vote débouchera sur des réalisations. » Des commissions participatives, composées à parts égales d’élus et de non-élus, se réunissent régulièrement pour examiner les dossiers à concrétiser comme la base nautique de loisirs, l’aménagement du centre du bourg, de la salle des associations, la rénovation de l’église ou la renaissance de l’épicerie… Le village a également décidé de quitter EDF au profit d’Enercoop, un fournisseur d’électricité d’origine renouvelable.

Cette synergie entre les habitants est précieuse pour s’emparer d’outils plus complexes comme le plan local d’urbanisme (PLU), primordial pour permettre à de nouvelles familles de s’installer mais aussi pour préserver le patrimoine écologique et les terres agricoles des alentours. « La rotation des responsabilités municipales et associatives n’est pas que le produit d’un défaut que l’on constate ailleurs, mais le résultat d’une culture politique en partie importée mais surtout vécue, entretenue, peaufinée dans les pratiques quotidiennes » est-il affirmé dans l’ouvrage retraçant l’histoire du village, Trémargat en vies [1].

Conseils citoyens : la voix des quartiers populaires

« Ça ne se fera plus sans nous. » Ce cri était le sous-titre du rapport « Pour une réforme radicale de la politique de la ville », écrit en 2013 par la sociologue Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache, porte-parole du collectif AC Le Feu, à la demande du ministre délégué à la Ville, François Lamy. Un an plus tard, la loi créait les conseils citoyens pour coconstruire les politiques publiques et développer le pouvoir d’agir des populations de ces quartiers prioritaires. L’intérêt est de mêler des acteurs du quartier (commerçants, associations…) et des riverains. Particularité notable : les habitants participant aux conseils citoyens sont tirés au sort. La plupart compte entre 12 et 30 membres, et la parité doit être respectée. Un « tiers neutre » doit animer le conseil pour respecter l’impartialité de cet outil. En avril dernier, le Comité national de suivi des conseils citoyens en comptabilisait 1 157 en France.

Si certains parviennent à véritablement jouer leur rôle, comme à Nîmes, où ils ont réussi à faire modifier la ligne de bus qui ne circulait plus dans leur quartier, certains relèvent déjà quelques limites. Les conseils citoyens ne sont pas présents dans toutes les villes, et la mobilisation citoyenne reste assez minime. Les missions confiées aux habitants sont parfois restreintes à l’organisation d’animations comme le feu d’artifice annuel ou les tournois de foot. Lors d’une journée bilan, la coordination nationale Pas sans nous et l’Institut de la concertation pointaient leur manque d’influence : « Au final, il apparaît très clairement que les représentants des conseils citoyens sont peu présents dans les instances de pilotage, quelles qu’elles soient, ce qui limite significativement leur place dans la coconstruction, le suivi et l’évaluation du contrat de ville. »

Les FSM, agoras sans prise de pouvoir

L’essor du mouvement altermondialiste, à la fin des années 1990, signe une rupture avec des formes de mobilisations internationales calquées sur le modèle des « avant-gardes éclairées », derrière lesquelles les masses étaient conviées à se ranger. Les forums sociaux mondiaux (FSM), rassemblements annuels puis biennaux de cette mouvance, ont instauré l’agora comme fondement de l’action. Sont les bienvenus tous ceux qui se reconnaissent de quelques principes de base (rejet de la mondialisation néolibérale, respect de la démocratie, etc.), les débats s’autogèrent en grande partie, et tout le monde peut prendre la parole, les organisateurs sont essentiellement des facilitateurs.

Les inspirateurs brésiliens et français de l’événement (dont la 13e édition se tiendra en mars 2018, au Brésil) défendent contre vents et marées une marque de fabrique qui paraît anodine mais qui résume une philosophie politique : le FSM ne produit pas de déclaration finale. Toute intention dans ce sens constituerait une captation de pouvoir « mortelle », la fin d’un esprit forum où aucun groupe n’est mandaté pour parler au nom des autres. Un principe inclusif qui a favorisé l’élargissement, voire la constitution, de collectifs qui ont décidé, lors de FSM, d’actions internationales – défense de l’eau « bien commun », élimination de la dette des pays pauvres, etc. –, et contribué à la reconnaissance de mouvements sociaux peu visibles – peuples indigènes, groupes de femmes, Intouchables indiens… Si le rayonnement des FSM s’est fait discret en Europe depuis quelques années, la méthode a contribué, dernièrement, à renforcer l’influence des mouvements sociaux dans les pays du Maghreb.

Les zapatistes, ou la défiance démocratique

Depuis le soulèvement du 1er janvier 1994, dans les hauteurs de l’État du Chiapas, au Mexique, les zapatistes défendent un idéal d’autogestion reposant sur le slogan « Mandar obedeciendo » : ceux qui gouvernent doivent le faire en obéissant au peuple. Une défiance à l’égard du gouvernement mexicain et de la professionnalisation de la politique. Plusieurs principes régissent le mouvement : l’autonomie, le consensus et la révocabilité immédiate des responsables.

Dans la plupart des villages, il n’y a ni vote ni décision à la majorité, car seule l’unanimité compte, et les dirigeants doivent appliquer les décisions prises par les villageois lors des assemblées générales. « Le gouvernement des conseils et des assemblées s’enracine dans les formes de vie partagées et n’est rien d’autre, au fond, qu’une manifestation de l’énergie collective visant à vivifier le commun. C’est pourquoi aussi l’autonomie est une politique du concret, de la singularité des lieux et des territoires, de la particularité des histoires et des manières de faire », explique l’historien Jérôme Baschet, dans une intervention intitulée « Expérience zapatiste, postcapitalisme et émancipation au XXIe siècle » [2]. Jusque-là, le mouvement zapatiste rejetait totalement le système des urnes. Mais, en mai dernier, ils ont décidé de présenter pour la première fois une candidate issue de leur mouvement à l’élection présidentielle de 2018. Le Conseil indigène de gouvernement, réunissant des représentants de 58 peuples indiens, a désigné María de Jesús Patricio, une guérisseuse, comme porte-parole. Une manière de « dénoncer le système capitaliste et patriarcal qui nous tue », insiste Rocio Romero, membre du Conseil, cité par le journal La Vanguardia.

De l’usage des pots cassés

Et soudain un pot de fleurs chute des cintres sur la scène. Un bris pour fouetter l’attention du public et en appeler aux Grecs : dans l’Athènes antique, les citoyens pouvaient exclure un politique en inscrivant son nom sur un tesson de poterie, mécanisme garde-fou contre les accaparements du pouvoir. Alors, marre de voter trop souvent pour « le moins mauvais » des candidats ? « Et si on changeait tout ? » Christophe Meierhans attaque sa performance artistique – Some Use for Your Broken Clay Pots (De l’usage de vos vieux pots de terre), notamment jouée à Montreuil (93) la veille de la présidentielle – en nous proposant non plus de voter « en faveur » mais « contre ». Quoi, une révolution démocratique qui flatterait un « dégagisme » populiste, voire le « tous pourris » ? Plutôt une proposition qui en appelle à l’engagement des citoyens, auxquels incombe la gestion des « biens communs », en étant soi-même « chargé de bien commun » par tirage au sort, et/ou en exerçant son droit de vote « disqualificatoire » assorti d’une proposition.

Tout en fausse naïveté, entre le pince-sans-rire et la posture universitaire, l’artiste suisse polyglotte et multicorde conduit son public dans les renversantes arcanes d’une architecture démocratique novatrice extrêmement structurée. Et il renvoie à la constitution fictive qu’il a imaginée, consignée dans un ouvrage éponyme de la pièce, et comportant 350 articles répartis en 20 sections. Le public est invité (et ne s’en prive pas) à réagir à tout moment, mode conférence. « Et comment on gouverne, dans votre démocratie ? » Christophe Meierhans farfouille devant un rétroprojecteur à la recherche du transparent qui appuiera son argumentation. Utopique ? C’en est presque agaçant d’aplomb : il a réponse à tout. Car derrière la performance scénique, il y a deux ans de travail avec quatre politologues et juristes belges. Le public est scotché, la pièce – conférence, agora ? – s’étire jusqu’à ce que l’artiste lâche enfin prise et propose que l’on s’arrête là « pour ce soir ». On sort avec un regard ragaillardi sur la fonction du saltimbanque et des pots de fleurs dans la société.

[1] Trémargat en vies, sous la direction de Fanch, Josiane et Denis Ruellan, Coop Breizh, 2016.

[2] À lire sur grand-angle-libertaire.net

À lire aussi dans ce dossier :

Prendre la parole sans prendre le pouvoir ?

Quand dire, c’est faire… de la politique

Le Parlement vers un service minimum

Monde
Publié dans le dossier
À quoi sert la parole politique ?
Temps de lecture : 9 minutes

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