Sophie Wahnich : « La participation seule ne fait pas démocratie »
Spécialiste de la Révolution française, Sophie Wahnich a observé de près l’expérience de Nuit debout et les débats sur la question démocratique, au centre du film L’Assemblée, de Mariana Otero.
Sophie Wahnich, qui a publié nombre d’ouvrages sur la Révolution française, la naissance de la République et les enjeux de la démocratie, ne pouvait qu’être intéressée par l’expérience de Nuit debout. Ayant assisté à de nombreux débats place de la République, elle partage le sentiment d’inaboutissement de ce projet politique, pourtant porteur de grands espoirs au départ. Elle en décrypte ici les raisons.
Comment avez-vous perçu L’Assemblée, et plus particulièrement l’épuisement auquel s’est confronté la commission démocratie ?
Sophie Wahnich : En tant que documentaire tout à fait fidèle à ce qui s’est passé place de la République pendant plusieurs mois, il rend compte des impasses de Nuit debout, en tout cas de sa commission démocratie. Là où le film peut être enthousiasmant, c’est que par son cadrage des contradictions il peut faire gagner du temps à ceux qui viendront à s’engager. Il montre la teneur des débats qui ont produit des butées. Ces butées sont les lieux qui, malgré tout, peuvent être des lieux d’espoir à rouvrir car l’intelligence politique y était bien présente, mais les meilleures idées stratégiques, à mon sens, n’ont pas réussi à gagner la partie. Je pense que ce que livre bien le film, c’est que, sous couvert de démocratie, les gens cherchaient des espaces publics de débat, sans avoir comme visée des prises de décisions qu’ils ressentent comme des prises de pouvoir. On voit ainsi combien on est aujourd’hui dans une extrême confusion entre le « faire de la politique », le « discuter de politique », et « avoir du pouvoir politique ». Nuit debout a refusé de se donner du pouvoir politique. Du coup, il n’y a jamais eu de vote, jamais de décisions prises. Le film montre alors toute une série d’apories et d’impossibilités, lesquelles sont pointées au fur et à mesure, même si, en tant que telles, elles sont des gisements de reprises possibles du mouvement, de reprises possibles de ce désir de démocratie.
Un autre moment, vraiment désespérant selon moi, c’est lorsqu’un militant arrive devant l’assemblée générale de Nuit debout pour dire qu’il y a des assemblées générales dans plusieurs secteurs professionnels contre la loi travail et que l’on voudrait que des personnes qui y ont participé viennent s’exprimer devant celle de Nuit debout. Et ce afin d’être relié au mouvement syndical. L’assemblée est alors sourde. Ce qui signifie qu’il n’y a pas l’ombre d’une culture de lutte des classes. La dépolitisation de fait semble alors extrême. Je pense que nous sommes dans un moment d’étiage de la conscience politique et je crains, de ce point de vue, qu’on en ait pour assez longtemps. S’il y avait à nouveau Nuit debout demain, cela ne changerait rien parce que les gens ne sont pas davantage armés, formés. Et on ne peut pas les armer, s’ils ne veulent pas s’armer eux-mêmes.
Au-delà du film, quel sentiment gardez-vous de l’expérience de Nuit debout ?
Il y a eu de très belles choses, malgré tout. La commission démocratie – et c’est intéressant que Mariana Otero se soit concentrée sur elle – est ce qui permet de comprendre, sinon l’échec de Nuit debout, du moins les limites d’un tel processus. Mais il y a eu d’abord une vraie joie de se retrouver, de se mélanger, d’échanger, avec des gens qu’on ne rencontre pas si souvent. Il y a eu quand même une sorte de communauté politique rassemblée avec l’espérance que quelque chose se lève. Après, j’ai trouvé extrêmement intéressante l’expérience de Radio debout, que j’ai écoutée avec grand plaisir. Cela voulait dire qu’il y avait déjà une autre conception des choses mais qui n’a pas réussi à prendre la main sur le devenir global de Nuit debout. Si l’on considère que la vie démocratique suppose des espaces d’assemblées populaires et d’autres de décisions populaires, c’était très réussi du côté des assemblées populaires, mais tout à fait raté du côté de la décision. La Révolution française avait les deux. À Nuit debout, c’est là que cela a pêché. Le souverain populaire a tellement peu l’habitude d’avoir droit à la parole que, lorsqu’il l’obtient, il croit avoir attrapé le bon Dieu par la barbe !
En quoi Nuit debout a-t-il mis en évidence les différences, voire les oppositions, entre démocratie participative, démocratie représentative et démocratie directe ?
Je pense que ces qualifications éclairent surtout la confusion qui règne sur la démocratie aujourd’hui. Car ce sont les mots du moment. Je remarque d’ailleurs que l’adjectif délibératif n’est, lui, pas sollicité. La démocratie directe correspond à l’idée qu’il existe des outils permettant de ne pas avoir à en passer par des représentants : le tirage au sort, le référendum, etc. Aujourd’hui, tous les conseils citoyens, et autres du même type, organisés par l’institution, sont considérés comme relevant de la démocratie participative et peuvent aider l’institution à prendre ses décisions si celle-ci n’est pas trop butée ou trop sourde. Mais si elle le souhaite, elle peut aussi l’ignorer totalement. C’est-à-dire que le participatif est une participation de biais, sans autorité politique.
Quant au régime représentatif, on en a souvent une conception où les représentants prendraient des décisions en ayant juste le prétexte d’avoir été choisis par des électeurs qui n’ont plus rien à dire ensuite. On est donc dans l’imaginaire de Rousseau, où l’on serait esclave entre deux élections : le fait que les représentants soient eux-mêmes sans cesse pris dans des espaces de débats publics et que tout ce que font les citoyens entre deux élections fasse aussi partie de la vie démocratique d’un pays est complètement oublié. C’est comme si la représentation était devenue le mal.
Cela dit, on semble avoir oublié que la démocratie n’est ni la participation ni la représentation, mais d’abord la délibération. Ce n’est pas en supprimant les représentants qu’on a plus de démocratie, c’est en étant capable de peser sur les représentants en train de délibérer. D’où le danger que je vois dans le projet de réforme du Parlement, où l’on annonce que l’on va réduire le nombre de représentants, déjà appelés à devenir des participants du pouvoir présidentiel [1].
Il y a aussi une illusion très répandue vis-à-vis de la démocratie directe, qui produit la haine de la représentation et valorise des outils qui ont toujours été manipulatoires, à l’instar du référendum. La démocratie est au contraire la possibilité de parler les uns avec les autres pour délibérer de questions que l’on affronte en commun. Or à l’assemblée de Nuit debout, il n’y a jamais eu de délibération, peut-être parce que cela supposerait de reconnaître la nécessité de la représentation. On a besoin de représentants pour pouvoir délibérer, c’est-à-dire de concentrer les questions et non pas d’avoir un défilé infini de gens qui disent quelque chose pendant deux minutes avant de passer à un autre sujet. Cela ne produit pas de démocratie. La participation seule ne suffit pas.
Vous écrivez que la démocratie est l’expression du conflit, mais que « l’art démocratique de la retenue de la violence a été oublié des forces de l’ordre » depuis la mort de Rémi Fraisse et lors de la répression du mouvement contre la loi El Khomri. Ces discussions de l’assemblée de Nuit debout n’ont-elles pas été malgré tout un admirable exercice de cet « art démocratique » ?
Absolument. Je pense même que cette dimension-là de l’art démocratique y était intériorisée comme valeur absolue. Mais j’ajoute que l’art de la retenue de la violence est particulièrement fort lorsqu’il y a de la conflictualité assumée. Or, dans Nuit debout, la retenue de la violence passait par le refus de toute conflictualité assumée. On a l’impression que cette dimension n’effleurait même pas les esprits présents à l’assemblée.
Sophie Wahnich est historienne, directrice de recherches au CNRS. Dernier ouvrage paru : Le Radeau démocratique. Chroniques des temps incertains, éd. Lignes, 320 p., 21 euros. Voir également : La Révolution française n’est pas un mythe, éd. Klincksieck, 258 p., 25 euros.
[1] Lire ce dossier ici.