Au Burkina Faso, le pari précaire de l’agro-industrie
L’État s’est lancé dans la création d’un de ces « pôles de croissance agricoles » préconisés par la Banque mondiale en Afrique, mais très contestés par les organisations paysannes et les ONG.
dans l’hebdo N° 1479 Acheter ce numéro
À quelques kilomètres au sud de Tenkodogo, on quitte le trafic des camions qui filent vers le Togo et le Ghana pour prendre une piste sur la droite. Un imposant panneau annonce l’entrée du « pôle de croissance agricole » de Bagré, village au cœur de ce projet prévu sur 500 000 hectares – l’équivalent d’un département français [1]. En 2012, l’État burkinabé a créé une société d’économie mixte, Bagrépôle, pour gérer les lourdes opérations d’aménagement de ce territoire, avec l’objectif assigné, précise son directeur général, Joseph Martin Kaboré, « d’apporter des réponses significatives » aux besoins d’autonomie alimentaire de la population locale, à la lutte contre la pauvreté rurale et au développement économique du pays.
Paradis fiscaux agricoles
En juin dernier, Action contre la faim, le CCFD-Terre solidaire et Oxfam France publiaient un rapport à charge : Agriculture africaine : l’impasse des pôles de croissance agricoles (en accès libre sur le site des associations). « Présentés comme des solutions miracles pour lutter contre la faim, ces partenariats entre pouvoirs publics et entreprises ne semblent en réalité qu’aggraver l’insécurité alimentaire et nutritionnelle des populations », affirme le document, qui compile des données issues de plusieurs pays subsahariens. « Alors que 23 % de ces populations souffrent de la faim, les États et les banques promeuvent les investissements privés au détriment des agriculteurs familiaux locaux. » Les reproches s’enchaînent : ces pôles n’ont comme urgence que de « produire plus », accordant des régimes fiscaux avantageux aux structures privées, concurrentes des petits paysans. « Il n’existe aucune analyse du coût-bénéfice de ces mesures incitatives pour les États, ni d’analyse de l’effet d’aubaine ou d’incitation réelle pour les investisseurs. » Les impacts sociaux et environnementaux sont négligés. Et rien ne démontre qu’une telle stratégie réduise la pauvreté des populations rurales et améliore sa sécurité alimentaire.
Macron à Ouagadougou
« L’Afrique n’est pas seulement le continent des crises, c’est un continent d’avenir, nous ne pouvons pas le laisser seul », déclarait fin août le président français, qui doit se déplacer en Afrique du 28 et 30 novembre. Au Burkina Faso, notamment, où la France est pays référent pour la Nasan, qui promeut le pôle de croissance agricole de Bagré. Très actif sur la scène internationale, Emmanuel Macron devrait avoir à cœur de se démarquer du discours néocolonialiste prononcé par Sarkozy à Dakar en 2007. À moins que ses propres outrances ne prennent le pas, lui qui jugeait, début juillet, qu’il ne servait à rien « de dépenser des milliards d’euros » dans des pays « qui ont encore sept ou huit enfants par femme ». Des annonces sont attendues sur le soutien à la force antiterroriste G5 Sahel, ainsi que sur les migrants « économiques ».
Au cœur de cette mécanique agricole, le barrage de Bagré, en service depuis 1994. Avec le lac de retenue, Bagrépôle veut irriguer 30 000 hectares, principalement pour la culture du riz, et créer 30 000 emplois. Cohabiteraient des paysans cultivant de petites parcelles et des entrepreneurs privés exploitant plusieurs dizaines d’hectares, sur près de 70 % de ce territoire aménagé.
Depuis une décennie, les pôles de croissance agricoles sont très en vogue en Afrique. Leurs promoteurs siègent au sein d’institutions internationales qui ont pris l’habitude d’élaborer des initiatives à large ambition pour le continent. Le pôle de Bagré a été baptisé « projet phare » de la Nouvelle Alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition (Nasan), lancée en 2012 par le G8 (club des huit gouvernements les plus riches du monde). Ses premiers financements sont assurés par la Banque mondiale et la Banque africaine de développement.
Une même philosophie sous-tend ces agropôles. Ils visent à accroître significativement la production par l’industrialisation à grande échelle des pratiques agricoles, grâce à des partenariats public-privé : le public amorce la pompe en assumant la construction des infrastructures préliminaires, mais compte sur des opérateurs privés pour assurer la pérennité économique du système. Le sésame de ces projets, selon la terminologie classique reprise par Joseph Martin Kaboré : « Créer des conditions d’investissement favorables pour les privés. » Des facilités fiscales leur sont accordées, tout comme l’accès à des aménagements.
Pour tenter d’estomper ce formatage, les autorités ont pris soin d’afficher leur préoccupation pour les milliers de familles de producteurs locaux. « Synergie », « conjugaisons des efforts » : au sein du pôle de Bagré, les « petits » trouveraient profit à la cohabitation avec les « gros », par la mise en commun de services à la production, de structures de commercialisation, etc.
Sur le terrain, il faut des efforts d’imagination pour se représenter ce pôle vertueux en devenir. Parvenu à Bagré, on n’a aperçu qu’une poignée de structures assoupies, deux stations-service, une agence bancaire, quelques bâtiments administratifs. Le « Centre écotouristique de Bagré », seul hôtel du périmètre, végète dans un état dégradé, comme surgi trop prématurément. Son cousin, à deux pas du lac, en est resté au stade de la carcasse de béton, gagnée par la végétation. « Nous avons pris du retard au démarrage en raison de difficultés liées à la complexité du montage », reconnaît Joseph Martin Kaboré, qui affirme que « le projet avance désormais normalement ».
Côté champs, le décollage se fait attendre aussi. Les premières parcelles irriguées – 3 400 hectares – ont été mises en culture depuis la fin des années 1990 par la Maîtrise d’ouvrage de Bagré (MOB), structure qui préfigurait Bagrépôle. Il faudra pourtant attendre fin 2018 pour achever les canaux qui ouvriront 4 500 hectares supplémentaires à l’irrigation, du riz principalement, comme sur 90 % des surfaces actuellement. « Nous sommes sur la voie du succès », annonce avec optimisme Victor Sawadogo, ingénieur agronome à Bagrépôle.
L’avis est loin d’être unanime. Pour réaliser ces aménagements, il a fallu exproprier 3 000 paysans, auxquels la MOB avait promis l’attribution prioritaire d’une parcelle irriguée et, dans l’attente, d’une indemnisation pour les récoltes manquantes. Les ennuis n’ont pas tardé. Officiellement, les « autochtones » n’ont pas répondu présent en nombre suffisant. Alors il a fallu séduire à plusieurs de dizaines de kilomètres à la ronde pour « valoriser » les premiers hectares irrigués.
Séduit, Adama Bantango, actuel président de l’Union des groupements de producteurs de riz de Bagré, est arrivé en 1998 avec sa famille, abandonnant cinq hectares de terre pour un hectare irrigué et 1,5 hectare non irrigué. Le calcul était avantageux : avec l’eau garantie, on peut obtenir 10 tonnes de riz par an en deux récoltes, rendement trois fois supérieur à celui des parcelles non irriguées. « Et nous visons trois récoltes par an », ajoute Joseph Martin Kaboré, performances qui balayent les récriminations remontées du terrain, juge-t-il. « La situation des petits producteurs s’est nettement améliorée. »
Adama Bantango bondit. Le climat social est dégradé, expose-t-il : les « colons » se trouvent sous la pression des « autochtones » qui veulent récupérer des terres et se considèrent floués par des indemnisations qu’ils considèrent inéquitables. « La parcelle que je cultivais m’a été arrachée », raconte sa femme, Haoua. L’inventaire des biens, préliminaire aux premières expropriations, aurait manqué de rigueur. Victor Sawadogo reconnaît que Bagrépôle s’efforce aujourd’hui d’atténuer les « difficultés et souffrances » des personnes qui ont, dit-il, « volontairement accepté de libérer leurs terres pour contribuer à la marche du développement local et national ».
Chez les colons, pourtant, domine le sentiment d’avoir été floué. Adama Bantango décrit le mécanisme autobloquant qui coince les familles : « Il existe moins de dix tracteurs à Bagré, nous manquons d’équipements pour tenir le calendrier cultural du riz sur deux campagnes. Et les taux de crédit sont trop élevés, d’autant plus qu’il ne nous a pas été donné de titre de propriété foncière, ce qui nous prive de garantie auprès des banques. De plus, il faut payer les intrants cash, alors que l’argent rentre mal, car les services de commercialisation promis ne sont pas au rendez-vous… » Il ouvre son cellier : 7,7 tonnes de riz en attente. Adama Zanré cultive sa parcelle à la daba (houe locale), « mais les coûts de production, intrants et main-d’œuvre, [lui] laissent à peine de quoi faire vivre [sa] famille ». Inoussa Dabré se justifie à demi-mot d’avoir pris quatre femmes pour être en mesure d’atteindre les rendements promis… en multipliant les bouches à nourrir. « Nous en sommes à ce point, alors que 67 milliards de francs CFA sont en cours d’investissement [2] ! », enrage Adama Bantango, qui réclame que Bagrépôle octroie plus de terre aux premiers installés avant d’envisager d’étendre le nombre de bénéficiaires. « Aujourd’hui, je dois compter sur ma seule parcelle pour faire vivre les 22 personnes de ma famille. »
À Ouagadougou, les ONG sont très critiques. « Ce type de projet va à rebours des besoins de la population rurale, en agriculture familiale à plus de 80 %. L’agro-industrie est dévastatrice pour l’environnement et pour les générations futures », résume Philippe Ki, directeur d’Afrique verte Burkina Faso, qui rappelle les déconvenues passées de politiques imposées de l’extérieur. « Le risque, à terme, est de voir les plus gros opérateurs récupérer le contrôle des terres, transformant les paysans en ouvriers agricoles, explique Aline Zongo, directrice d’Inades formation. Où est l’autonomie alimentaire des familles ? D’autant plus que le riz produit est surtout destiné aux marchés. »
La préoccupation immédiate de Bagrépôle est ailleurs. « Nous sommes encore très loin de nos objectifs d’investissement », reconnaît Joseph Martin Kaboré. À ce jour, 108 postulants privés ont été retenus, dont quatre venus de l’étranger (Allemagne, Canada, France, Singapour). « Mais nous gardons la confiance des grands partenaires. Revenez nous voir dans deux ans… »
[1] Le Burkina Faso couvre 274 000 km2 (la moitié de la France) pour 19 millions d’habitants
[2] Environ 100 millions d’euros.