Edwy Plenel (Mediapart) : La liberté de l’information contre l’absolu de l’opinion
Une démocratie véritable suppose le respect d’un droit fondamental : le droit d’être informé librement, sérieusement, rigoureusement. D’où la nécessité de médias sans fil à la patte.
dans l’hebdo N° 1477 Acheter ce numéro
La démocratie, ce n’est pas le droit de vote. Une démocratie qui ne serait que cela – le droit de choisir ses dirigeants – peut produire une tyrannie douce où le peuple désigne par intermittence ses maîtres avant de retourner en servitude. Car, s’il est aveuglé par les propagandes partisanes et les idéologies dominantes, les mensonges des pouvoirs étatiques ou des puissances économiques, l’électeur peut voter, sans le savoir, pour son pire ennemi ou son pire malheur.
Autrement dit, une démocratie véritable suppose le respect d’un droit plus fondamental : le droit de savoir. Ce droit, c’est celui d’être informé, librement, sérieusement, rigoureusement. Le droit de savoir tout ce qui est d’intérêt public, c’est-à-dire : tout ce qui est fait au nom du peuple souverain, tout ce qui a des conséquences sur nos vies quotidiennes, tout ce que voudraient cacher les intérêts privés qui gangrènent l’intérêt public, tout ce que cherchent à dissimuler les appareils partisans qui veulent conquérir le pouvoir, bref tout ce qui fera de chacun d’entre nous un citoyen libre dans ses choix et autonome dans ses décisions.
C’est pourquoi, plus que jamais, il nous faut des médias indépendants, c’est-à-dire des médias qui ne vivent que du soutien de leur public, sans dépendre de l’État, du capital ou d’un parti. Des médias au service de l’intérêt général qui sachent rendre compte de leur travail et veillent à construire une relation de confiance avec la société. Des médias sans aucun fil à la patte, qui ne cèdent jamais à l’autocensure et s’efforcent de révéler ce qui dérange – y compris leurs propres lecteurs. En somme, des médias qui acceptent de penser contre eux-mêmes en veillant au respect et à la qualité d’un débat pluraliste.
Des médias d’information, surtout, attachés à produire ces vérités de fait, sur le présent comme sur le passé, sans lesquelles il n’est pas de connaissance véritable. Car l’opinion ne fait pas l’information, et c’est même tout le contraire : défendre la raison contre la croyance, c’est accepter humblement que nos convictions soient sans cesse confrontées à la réalité, y compris celle qui dérangera nos points de vue les plus affirmés. Autrement dit, il ne suffit pas de croire que l’on pense politiquement juste pour informer vrai. C’est souvent tout l’inverse : l’histoire de la gauche, au XXe siècle, dans ses variantes autoritaires comme réformistes, abonde d’exemples où des pouvoirs qui s’en réclamaient ont cherché à étouffer les vérités qui dérangeaient.
Ce fut évidemment le cas avec les dictatures, qu’il s’agisse du stalinisme soviétique et de ses satellites, des régimes issus des indépendances coloniales, ou de pouvoirs autoritaires incarnés par la domination absolue d’un leader incontesté, réduisant la volonté de tous à la soumission à un seul. À tel point que les courants anti-autoritaires, notamment l’opposition de gauche au stalinisme, n’hésitaient pas à brandir l’enjeu de « La Vérité » en titre de leurs publications, qui défendaient alors, totalement à contre-courant, des vérités inaudibles par les militants communistes les plus sincères (l’imposture des procès de Moscou, l’existence du goulag concentrationnaire, les mensonges sur les réussites économiques, etc.).
Mais ce fut aussi le cas de gouvernants socialistes, notamment lors de la perdition qui vit la SFIO précipiter la fin d’une République en sombrant dans la guerre coloniale et en assumant la torture. Minoritaires, les opposants d’alors avaient pour arme l’information, sur les disparus, les camps, les exécutions sommaires, etc. Tout comme, dans un contexte moins dramatique, le tournant néolibéral des années 1980 sous la longue présidence de François Mitterrand (1981-1995) s’accompagna d’un journalisme de complaisance, entravant les vérités qui en dévoilaient la part d’ombre, que ce soit dans des affaires d’État (Greenpeace, cellule de l’Élysée), des dossiers de corruption (l’affaire Péchiney), des guerres secrètes (la Françafrique jusqu’au génocide rwandais de 1994) ou des enjeux mémoriels (Vichy et l’Algérie).
Défendre la démocratie, sa refondation nécessaire, voire sa réinvention souhaitable, face au présidentialisme mortifère qui, en France particulièrement, l’étouffe de sa toute-puissance autoritaire, c’est la défendre dès maintenant en soutenant une presse d’information pluraliste et indépendante. C’est d’autant plus nécessaire à l’heure de la révolution numérique. Ses bouleversements technologiques, économiques, sociétaux… sont gros de potentialités démocratiques nouvelles, d’accès et de partage, de discussion et de relation. Mais, en même temps, ils démultiplient le débat d’opinion au détriment de la qualité de l’information. Le risque existe, dès lors, que les faits deviennent relatifs, étouffés par les convictions, les croyances ou les préjugés.
Défendre une presse indépendante, c’est donc aussi défendre l’exigence de raison en démocratie : celle d’un débat informé dont les vérités factuelles, aussi dérangeantes soient-elles parfois, sont l’assise fondamentale. Sinon, la démocratie risque de s’effondrer un jour sur elle-même, faute d’avoir veillé à la qualité de son écosystème.
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