Hervé Kempf (Reporterre) : La liberté court encore
Comme le loup de la fable de La Fontaine, dans les médias indépendants, on vit frugalement, mais on est bien.
dans l’hebdo N° 1477 Acheter ce numéro
On n’a pas mieux parlé de l’indépendance que La Fontaine, dans sa fable « Le Loup et le Chien ». Vous connaissez l’histoire, qui mériterait d’occuper tout l’espace de ce billet : un loup famélique rencontre un chien fort et gras, qui lui vante l’agrément de sa condition. Rejoignez-moi, dit le chien. Le loup : « Que me faudra-t-il faire ? — Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens portant bâtons et mendiant ; flatter ceux du logis, à son maître complaire ; moyennant quoi votre salaire sera force reliefs de toutes les façons, sans parler de mainte caresse. » Le loup se lèche les babines. Mais il voit le cou pelé du chien. « Qu’est-ce là ? lui dit-il. — Rien. — Quoi ? Rien ? — Peu de chose. — Mais encore ? — Le collier dont je suis attaché, de ce que vous voyez, est peut-être la cause. — Attaché ? dit le loup : vous ne courez donc pas où vous voulez ? — Pas toujours, mais qu’importe ? » Le loup fuit, et court encore.
On court encore, à Reporterre. Quel délice de se rouler dans les feuilles mortes pour photographier les champignons, de rappeler dans l’indifférence des médias nourris à la publicité automobile que Renault continue à tricher sur la pollution, de décortiquer la façon dont Areva et M. Bolloré ont traficoté sur l’usine qui fournit des pièces nucléaires défectueuses, de faire entendre la parole des insoumis de Bure et des ZAD, de cultiver un jardin sans pétrole – bref, de suivre le gré du vent et l’instinct du chasseur, et de n’avoir de comptes à rendre qu’à nos 16 000 lectrices et lecteurs quotidiens.
L’indépendance, c’est simple : dire non aux puissants, non au mensonge, et s’en remettre aux lectrices et aux lecteurs, qui sauront bien juger, à la fin, qui leur raconte le mieux le spectacle du monde. On y vit frugalement, mais on y est bien.
Après, l’important est d’être clair sur ce que l’on veut dire. La ligne rédactionnelle de Reporterre est clairement affichée : nous considérons que la dégradation rapide de l’écologie planétaire est le problème politique de ce début du XXIe siècle. Je dis bien « le » problème politique, parce qu’il n’y en a pas aujourd’hui d’aussi lourd de conséquences. Comment l’humanité, qui n’a jamais été si nombreuse ni si puissante, et qui forme aujourd’hui, pour la première fois depuis l’émergence d’homo sapiens sapiens, il y a environ 70 000 ans, une culture commune, va-t-elle enrayer cette destruction de son milieu de vie, qui la conduit au désordre, à la guerre, à la famine et au chaos ? Voilà ce qui nous intéresse, ce qui nous guide, et à partir de quoi nous racontons, avec nos trop faibles moyens, ce que nous voyons, sentons, comprenons, entendons de ce monde bruissant, fascinant, admirable et inquiétant.
Il se trouve que, pour suivre cette ligne rédactionnelle – qui est la ligne de vie d’un journal, son âme –, il faut être indépendant : de l’argent, essentiellement, qui s’accumule dans les poches avides d’une classe dirigeante qui a rarement été aussi historiquement criminelle. Quelle est la ligne rédactionnelle de Niel-Pigasse, d’Arnault, de Drahi, de Dassault, pardon, du Monde, des Échos, de Libération, du Figaro ? Ils ne l’écrivent pas, mais la voici : l’économie est la priorité, la croissance du PIB est bonne par principe, l’inégalité est un problème secondaire. Quant à l’écologie, ah oui…
Oups… Denis Sieffert m’avait demandé de raconter « comment on vit l’indépendance, comment on fait ». Eh bien, on bosse, on tricote, on boulotte, on se serre, on se débrouille, on fait des choix, des impasses, des erreurs, de la voltige et, surtout, de l’information, des enquêtes, des reportages et, jour après jour, un média qui fait honneur à celles et à ceux qui le font ainsi que, on l’espère, à celles et à ceux qui le lisent. Souvent, et il faut qu’on le dise mieux, on rappelle aux lectrices et aux lecteurs : « L’information libre dépend de vous. Soyez indépendants, soutenez la presse libre. » Ainsi, ça va, on court, on court encore, on courra toujours. Vive les loups !
Hervé Kempf Rédacteur en chef de Reporterre.net
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