« La FI ne pourra pas faire l’économie du débat interne »
Selon le politologue Jérôme Sainte-Marie, le mouvement apparaît encore comme la principale force alternative. Il doit désormais pousser son avantage.
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Selon Jérôme Sainte-Marie, président de Polling Vox, société d’études spécialisée dans les enjeux d’opinion, la machine de guerre électorale qu’est la France insoumise doit se transformer en mouvement pour temps de paix – la France ne connaîtra pas d’élections avant dix-huit mois.
Comment jugez-vous les six premiers mois de la France insoumise en tant que principale force d’opposition ?
Jérôme Sainte-Marie : Globalement, la France insoumise a réussi à transformer l’essai de la présidentielle. Certes, comparé à l’excellente campagne qui a été menée, le résultat du premier tour de la présidentielle a été un peu décevant. Mais, ensuite, les élections législatives ont montré qu’en dépit de l’augmentation prévisible et inéluctable de l’abstention, notamment chez les classes populaires, la dynamique n’était pas perdue. La preuve, la FI a réussi à faire élire un groupe parlementaire autonome des communistes, ce qui donne une grande force et une grande liberté politique à Jean-Luc Mélenchon. Dans le vide sidéral actuel qui règne à l’Assemblée nationale – l’amateurisme des députés d’En marche, les socialistes et les Républicains qui se sont très majoritairement abstenus lors du vote de confiance à Macron, et le FN divisé et inaudible –, les 17 députés insoumis apparaissent solidaires, dynamiques et imaginatifs. Ils ont pris une place médiatique disproportionnée, qui plus est, à l’aide de très peu de moyens – vidéos en ligne, blogs…
Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas échoué à faire la jonction avec le mouvement social ?
L’atonie actuelle du mouvement social était prévisible. Elle est due aux échecs relatifs des dernières grandes mobilisations – contre la réforme des retraites par Fillon, puis contre la loi El Khomri. Par ailleurs, Macron avait affiché la couleur avant d’être élu : son libéralisme et son mondialisme ne sont donc pas une surprise. Mais il faut admettre qu’en matière de mobilisation sociale la FI n’a pas réussi son pari. La marche du 23 septembre a été un demi-succès seulement. D’autant qu’à l’issue de la manifestation la principale consigne était de préparer la manifestation suivante, ce qui donnait l’impression que tout cela moulinait dans le vide… Résultat, en cette fin d’automne, la FI apparaît isolée, alors qu’elle aurait dû sortir de cette séquence avec une base élargie et renforcée par des liens noués avec le monde syndical et les autres mouvements politiques – c’est ce que craignait d’ailleurs le gouvernement.
Il faut dire que le discours de Jean-Luc Mélenchon n’était pas forcément très « convivial » à l’égard les syndicats et des autres partis à gauche…
Peut-être, mais la structuration de la FI en « mouvement » avait été pensée pour pouvoir accueillir et rassembler large. Une forme « informe » est plus facilement attractive, plus plastique, plus souple qu’un parti. Elle était censée pouvoir permettre de rallier des pans entiers du mouvement social et des autres partis de gauche, qui auraient été poussés vers la FI par la tectonique des plaques politiques… Pour l’instant, cela n’a pas fonctionné. Il faut dire qu’aujourd’hui, dans cette période sans mouvement social d’ampleur ni élections, le mouvement manque de vent dans les voiles. Du coup, c’est un peu la mer des Sargasses.
Comment la FI peut-elle avancer quand même ?
Par la stratégie : en maintenant une présence forte sur Internet, très observée notamment par les jeunes, en lançant des campagnes régulières de mobilisation sur le terrain… C’est aussi pour cela qu’elle utilise le coup d’éclat permanent. Cela fonctionne, mais la rançon de ce dernier axe stratégique est un traitement médiatique parfois excessivement « vigilant » vis-à-vis de la FI. Cela use en interne et finit par créer un halo un peu sulfureux autour de ses troupes.
Cela peut-il porter préjudice durablement au mouvement ?
Quoi qu’en disent certains sondages, Jean-Luc Mélenchon apparaît comme le représentant d’une force alternative et se maintient à un bon niveau d’intentions de vote. Cela peut permettre à la FI de récolter les fruits d’un contexte instable. L’autre avantage de Mélenchon, c’est qu’il a certes été battu, mais qu’il n’est pas à ce jour remplacé. Beaucoup de gens, les salariés d’exécution notamment, se reconnaissent en lui – sa fonction tribunicienne fonctionne. Dès lors, un état de souffrance sociale très marquée, des réformes impopulaires, une instabilité géopolitique, etc., tout cela peut fournir un carburant à une contestation « marxisante », dans sa lecture de la situation comme dans sa volonté d’articuler la politique à la question sociale. Néanmoins, comme le contexte ne tournera pas éternellement autour des questions sociales, sur lesquelles son discours est bien rodé, la FI devra préciser son discours sur des sujets dits régaliens, comme l’immigration ou la nation.
Que voulez-vous dire ?
Prenons l’immigration. Il ne s’agit pas de stigmatiser les immigrés, bien sûr, mais poser la question des flux migratoires est essentiel pour fidéliser le vote populaire, y compris celui issu de l’immigration récente. Évidemment, cela conduirait à se priver d’un électorat de gauche « lambda », qui n’accepterait pas cette orientation, mais cela me semble indispensable pour élargir le socle électoral. Avec la question des travailleurs détachés, on a vu l’hyper-sensibilité de certains sur ce thème, et pas forcément de mauvaise foi.
Pourtant, la FI ne veut surtout pas entrer dans des débats créant du dissensus interne…
Mais pourra-t-elle en faire l’économie ? C’est là que l’organisation interne est importante : la FI doit se doter de structures démocratiques lui permettant de trancher sur les questions sensibles qui surviendront, notamment avec les prochaines élections européennes. Sur l’euro, les migrants illégaux, son rapport au mondialisme, le mouvement ne peut pas camper sur le seul programme de la présidentielle, il doit avancer.
Le mouvement de Benoît Hamon constitue-t-il une menace ?
Je ne le crois pas, car les électorats ne se superposent pas. Ce n’est pas la même gauche et ce n’est pas le même projet : sur l’Europe, notamment. C’est pourquoi je pense que Mélenchon n’a aucun intérêt à revenir vers les communistes, les hamonistes et les Verts. Si la FI veut vraiment progresser, elle doit lutter contre la tentation gauchiste d’une part – une tendance que j’ai pu observer lors du sommet du « Plan B » à Lisbonne chez certains autres partis européens –, mais elle doit aussi tirer un trait sur cette idée du rassemblement de la gauche, qui me paraît dépassée et même néfaste.
De toute façon, le vote de gauche pèse peu, même pas le tiers des suffrages exprimés, à moins d’y rattacher une grande partie du vote Macron ou LREM, mais alors on ne sait plus du tout de quoi on parle. Idéologiquement, cette notion si peu marxiste qu’est « la gauche » est plus que jamais un signifiant vide. La FI doit continuer d’affirmer sa décision, qui s’est avérée payante, de dépasser le clivage gauche-droite, tout en maintenant son ambition majoritaire. Évidemment, ce n’est pas simple, vu que son électorat est encore majoritairement issu de ce que l’on désignait comme la gauche. La mue n’est pas achevée, et c’est un combat culturel difficile qui est nécessaire, avec l’abandon de certains réflexes conditionnés du débat public.
Jérôme Sainte-Marie est sondeur et consultant en stratégie politique.
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