La Grèce va mieux… mais à quel prix ?
Alors que le gouvernement d’Alexis Tsipras vante la bonne santé économique du pays, le quotidien de la majeure partie de la population ne s’est guère amélioré.
dans l’hebdo N° 1480 Acheter ce numéro
Les chiffres le suggèrent, la Commission européenne le confirme : la Grèce va mieux ! La preuve : le Premier ministre, Alexis Tsipras, qui vient de recevoir le « Prix du courage politique » à Paris, a annoncé 1,4 milliard d’euros de mesures de soutien social, au vu des performances budgétaires de 2017. Le chômage, qui approchait 29 % de la population active, est « tombé » à 21,5 % ; le contrôle de capitaux se relâche. Le budget 2018 prévoit une croissance de 2,5 %, un excédent budgétaire primaire de 3,8 %, et de 54,2 % pour les recettes. Mieux, la sortie de l’austérité est annoncée pour l’été 2018. Odysseas Boudouris, ancien député de Syriza, parti au pouvoir, ne s’en émeut pas plus que ça : « Si vous ne remplissez plus aucune de vos obligations financières et que vous réduisez tous vos paiements, vous dégagez un excédent budgétaire à la fin de l’année, mais à quel prix ? »
Fraport, un cas d’école
Au terme de quarante ans de contrats de concession pour les 14 aéroports régionaux grecs qu’il a raflés, le consortium gestionnaire allemand Fraport – épinglé dans l’enquête des « Paradise Papers » – ne paiera ni taxes locales ni taxes foncières, mais il pourra en imposer aux usagers des aéroports. Fraport peut également annuler les contrats souscrits par les anciens prestataires, sans dédommagement. En cas d’accident du travail, c’est Athènes qui dédommagera, même si la responsabilité incombe à l’entreprise allemande. Idem en cas de licenciement. Le gouvernement dédommagera Fraport du manque à gagner en cas de grève. Et pire encore : Fraport prétend que les aéroports étaient très mal en point, et réclame 74 millions d’euros au titre de travaux « incontournables ». Certes, l’entreprise devrait débourser près de 1,3 milliard d’euros pour ces aéroports, mais étalés sur dix ans, au terme d’un montage financier des plus complexes, alors que l’État grec devra immédiatement lui reverser environ 300 millions de TVA. Comme l’a révélé Libération le 12 novembre, Fraport a bénéficié pour cet achat de 280 millions d’euros du plan Juncker supposé aller aux entreprises grecques. Fraport, qui devra verser chaque année 23 millions d’euros au titre de la location, et 28,8 % sur ses bénéfices, n’a communiqué jusqu’à présent que sur son chiffre d’affaires, et ne parle pas de bénéfices…
Pourtant, au quotidien, des magasins ouvrent un peu partout. George Zachariou, par exemple, inaugure cette semaine son restaurant italien, le Pomo, dans Galatsi, un quartier d’Athènes aux allures bourgeoises. Une trentaine de tables, 60 plats au menu, un emploi rêvé pour Hector, 21 ans, cuisinier fraîchement diplômé. Mais, au bout d’un mois et demi de travaux préparatoires à l’ouverture, il a rendu son tablier, car son employeur refusait de le payer. « Quand je lui ai demandé ne serait-ce qu’un demi-salaire, soit 300 euros pour toutes ces heures de travail, il m’a répondu que ce n’était pas convenu ainsi. Aucun des dix employés embauchés n’a reçu quoi que ce soit. Mais personne ne bronche, de peur de perdre ce boulot », témoigne-t-il.
Même tableau dans une start-up où Dionissis, 40 ans, avait trouvé un emploi après trois ans de chômage. Il était aux anges – « c’était même dans ma partie, le graphisme », précise-t-il, amer. Plus patient qu’Hector, il a attendu six mois avant de partir, de guerre lasse, car on le payait au compte-gouttes, « 100 euros toutes les deux semaines, et au noir ». Hector et Dionissis illustrent cette blague qui circule sur les réseaux sociaux : « Avant la crise, on demandait : c’est quoi ton boulot ? Pendant la crise : t’as du boulot ? Et maintenant : t’es payé ? » Selon le quotidien libéral Kathimerini, un million de salariés du privé sont rémunérés avec des retards de deux à six mois, et certains pas du tout.
Voilà « l’embellie » de l’économie grecque : en surface, tout va mieux, voire bien, mais, si on gratte un peu, rien ne va plus. Et Christos Triandafilou, chercheur à l’Institut du monde du travail, d’enfoncer le clou. « Si le chômage a baissé ces trois dernières années, explique-t-il, c’est que 53 % des nouvelles embauches sont soit des temps partiels, soit dites “de travail flexible d’une semaine réduite”. » Et cette réduction des durées de travail s’impose aussi aux anciens salariés des entreprises, avec des salaires de 300 euros, voire 200 euros par mois. Conséquence : 450 000 jeunes ont déjà quitté le pays, selon le ministère du Travail. « Ce sont des forces vives qualifiées qui ne reviendront pas. Qui va restaurer la stabilité de l’économie du pays ? », demande le chercheur.
L’équipe au pouvoir met en avant la reprise annoncée pour l’année prochaine, afin de prouver que la sortie de la crise est imminente. Après avoir fait perdre 700 000 emplois au pays ces cinq dernières années, avec une chute du PIB de 26 %. « Dans ces conditions, souligne Savas Robolis, professeur émérite à l’université de Panteion, que signifie une reprise de 2,5 % ? Rien du tout… »
Côté entrepreneurs, l’humeur n’est pas plus optimiste, en dépit de l’apparent regain de l’activité. « Nous sommes surtaxés, souligne Vassilis Korkidis, à la tête de l’Union des PME. Les banques ne nous prêtent pas, il n’y a pas de liquidités. Et un nouveau commerce sur trois ferme dans les trois ans qui suivent son ouverture. »
Quant aux investissements tant attendus, supposés susciter la relance par la création d’emplois, il s’agit d’investissements « néo-colonialistes, selon l’économiste Kostas Melas, pratiqués dans le domaine du tourisme, où ils ne génèrent que très peu d’emplois, ou bien dans l’immobilier, où l’activité a chuté de 30 %. Des investissements de type “Fraport” [voir encadré], où les pouvoirs publics vendent ce que le pays a de meilleur à très bas prix, et à des conditions qui n’apportent pratiquement rien à l’économie du pays. »
Signe des temps, Jeroen Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe, a déclaré récemment que c’était une « erreur » d’avoir utilisé l’argent des contribuables grecs pour sauver les banques. « Ce n’était pas une “erreur” !, riposte Savas Robolis. C’était un programme qui avait pour objectif d’assurer le remboursement de la dette à n’importe quel prix, à court et moyen termes. Il ne pouvait être tenu qu’en réduisant les salaires et les retraites, tout en augmentant simultanément les impôts. Toute autre solution de soutien à l’économie réelle aurait demandé du temps. Les tenants de ce plan voulaient avant tout sauver les banques. » Selon le chercheur, il faudrait atteindre une croissance de 3,5 % hors service de la dette pour que le niveau de vie des gens s’améliore réellement. « On en est très loin. Ce que l’on baptise aujourd’hui “croissance” n’est qu’une stagnation. »