« La Villa », de Robert Guédiguian : Le cœur bien accroché
Robert Guédiguian quitte le réenchantement pour la transcendance dans La Villa, film crépusculaire et spectral, mais pas désespéré, sur la capacité de l’homme à s’adapter, à secourir, à continuer…
dans l’hebdo N° 1480 Acheter ce numéro
Faire son deuil. Panser ses plaies. Vivre encore. Sourire encore ? La Villa surplombe le crépuscule de la vie, entre automne et hiver. L’été est dans le rétroviseur, comme le rêve d’un avenir meilleur. « “Le rire est ce qui, au bord du précipice, nous empêche de sauter”, dit un proverbe chinois… que je viens d’inventer ! », tente Joseph (Jean-Pierre Darroussin). Il est attablé avec sa « beaucoup trop jeune fiancée », Bérangère (Anaïs Demoustier), sa petite sœur, Angèle (Ariane Ascaride), et son frère, Armand (Gérard Meylan), qui vient de leur préparer des pâtes aux artichauts selon la recette de leur père (confits dans l’ail et le persil, les artichauts), dans le restaurant qu’il tenait au creux de cette calanque marseillaise. Leur père n’est pas mort, mais presque. À quelques mètres, il est immobile dans un fauteuil, les yeux perdus dans la mer depuis ce balcon en demi-lune qui fait la fierté familiale. Absent, mais pas parti.
« Ça peut durer huit ans comme ça… Comme Sharon », se jettent les frangins. Ils ne s’étaient pas retrouvés ensemble dans cette maison depuis vingt ans. Il a fallu que leur père fasse une attaque irréversible pour qu’ils soient forcés de se voir et de parler héritage, au sens large : cette maison dans cette calanque pensée comme une enclave utopiste, la mémoire ouvrière, la cuisine et la pêche au poulpe…
Eux aussi ont le cœur atteint : Angèle a perdu un enfant, Joseph son travail, Armand a passé sa vie près de ses parents. Ils ont la cinquantaine passée, et pas de descendance. Les trentenaires autour d’eux, Bérangère et Ivan, le fils des voisins, se moquent de leur mélancolie et incarnent un futur d’entrepreneurs décomplexés et sans racines. Des hors-bord de richards rodent dans la rade à la recherche de cabanons sur la sellette. Des militaires traquent des naufragés migrants. « Je rêve ou ils nous ont traités de bourgeois ? », grince Joseph.
Un monde n’est plus. « Gueule cassée de la révolution », Joseph le professe, voire le radote. Cet autre deuil en abyme, qu’on devine être celui du réalisateur de Rouge Midi, À la vie à la mort, Les Neiges du Kilimandjaro…, grève le film comme une scorie didactique, un boulet que l’on traîne. Car l’heure n’est plus à la lutte. Même l’enfance, territoire enchanté chez Guédiguian, est blessée, confisquée, spectrale. On sourit encore, mais par éclairs. Le soleil est un peu blanc. La mer ne donne que de maigres poissons. Et charrie de grands malheurs.
Que reste-t-il alors ? Le théâtre, ultime source d’émerveillement. Et la faculté de l’homme à s’adapter. Cette calanque est filmée comme une scène dont le décor a changé avec les années. Qui s’est vidée de sa vitalité. Qui part à la découpe. Qui aurait besoin d’un rafraîchissement. Mais où les souvenirs ont imprégné jusqu’aux pierres. Et au-dessus de laquelle le petit train continue de passer, comme un jouet ou un espoir. Le théâtre, c’est aussi ce qui a permis à Angèle de tenir. Elle est devenue une star. Malheureuse, mais adulée. En tout cas par Benjamin, le pêcheur (Robinson Stévenin), dont le sourire idolâtre s’incruste comme une lanterne volontariste dans cette brume. Il aime l’actrice, il aime la femme, les deux confondues depuis qu’il a découvert que le théâtre permettait d’être quelqu’un d’autre un instant. Sortir de soi, échapper au temps.
Avec La Villa, un de ses films les plus sombres depuis La ville est tranquille, Guédiguian passe d’une volonté de réenchanter le monde à un désir farouche de dépasser la souffrance, d’atteindre une forme de transcendance à hauteur d’homme et de paysage. « On arrête ou on continue ? », se demandaient mutuellement Natacha et Jérémie dans Mon père est ingénieur. Cette phrase résonne en écho dans La Villa. Quand le chemin s’arrête-t-il et quand est-on encore capable de marcher, de débroussailler, de porter secours à ceux qui sont au bord ?
Il y a deux sortes de chocs chez Robert Guédiguian : ceux qui interrompent la course et ceux qui la relancent. Une crise cardiaque dans La Villa, et une déclaration d’amour et un débarquement d’enfants migrants. Après la fin des utopies communistes et socialistes, la disparition du monde ouvrier, le génocide arménien, la misère urbaine, le cinéma de Guédiguian, en 2017, intègre le drame des réfugiés. Ils prennent le visage de deux petits garçons muets sur lesquels veille une grande sœur fine et débrouillarde. La scène où elle leur donne à becqueter des graines d’oiseau avec de la confiture au creux d’un buisson crève le cœur. Celle où il faut nouer les mains des garçonnets pour dénouer les deux autres qu’ils ne veulent pas se lâcher file cette métaphore.
Cette fratrie se fait miroir de la première. Les deux sont en détresse. Leur rencontre provoque une étincelle salvatrice. « Une parenthèse », suggère Angèle. Mais peut-être plus ? « Est-ce que je suis encore désirable ? », demande-t-elle à Benjamin, qui a dans les 15 ans de moins qu’elle… Comme si la vie prenait, chez Guédiguian, l’apparence d’une femme libre qui se laisse guider par son désir, quoi qu’il en coûte. Et que la mort, qu’il affronte jusqu’à la regarder en face, pouvait être belle : « On dirait qu’ils rêvent », murmure Bérangère devant deux corps qui, eux aussi, se tiennent par la main.
Le grand moteur chez le cinéaste reste le palpitant : entre amants qui ne supportent pas l’idée que l’un parte devant, entre parents et enfants, entre amis, entre humains, entre membres d’une troupe (combien peuvent, comme lui, montrer des images de ses comédiens à 20 ans ?). Le cœur, tant qu’il tient.
La Villa, Robert Guédiguian, 1 h 47. En salles le 29 novembre.