Le « grand remplacement », un mythe à déconstruire
Des chercheurs en sciences sociales expliquent en quoi l’« islamisation rampante » de la France prophétisée par certains est bien loin d’être à l’ordre du jour.
dans l’hebdo N° 1478 Acheter ce numéro
Ainsi donc, nous serions « aveugles ». Nous les « islamo-gauchistes », nous les « idiots utiles » de l’islamisme radical. Les Politis, les Mediapart, les Edgar Morin… Même l’Iris, ce centre de recherche sur les questions internationales reconnu par le monde entier, est aujourd’hui accusé de faire partie du lot : au point que Manuel Valls demande dans une interview à Marianne qu’on lui coupe les vivres. « Ouvrez les yeux ! », crient Caroline Fourest, Mohamed Sifaoui et autres Michel Onfray. Comme si le réel était au bout de notre nez. Qu’il suffisait de regarder par sa fenêtre – là, ces boucheries halal ; là, ces femmes voilées ; là, ces barbus – pour voir le péril qui guette.
Alors, Politis est allé voir. Non pas le réel « visible à l’œil nu » – celui-ci, tout le monde en parle. Mais la réalité des chiffres, de la démographie, de la sociologie. Pour voir ce qu’il en est de ce fameux « grand remplacement » qui, du fait de ces coups de boutoir politico-médiatiques permanents, nous trotte dans la tête. Les musulmans seront-ils un jour plus nombreux que les non-musulmans – catholiques, athées, juifs, etc. ? Et quand bien même l’islam deviendrait la religion majoritaire en France, quelles conséquences cela aurait-il sur nos vies, nos mœurs, notre sexualité ? Le pays des Lumières pourrait-il devenir la patrie d’un nouvel obscurantisme ? Les données actuelles permettent-elles seulement de le savoir ?
Évidemment, toute production scientifique – a fortiori en sciences sociales – est sujette à débat. La vérité des chiffres est toujours relative. Plus encore dans ce champ de recherche aux airs de champ de bataille entre les très médiatiques Gilles Kepel et Olivier Roy. Y a-t-il un sujet plus délicat, plus sulfureux, que l’islam aujourd’hui en France ? À l’heure du terrorisme de Daech et d’Al-Qaïda, et alors que le risque est immense d’assister à un clivage profond et irréversible de la société française, il est plus que temps de dépassionner les débats.
Afin de désamorcer toute accusation « complotisante », nous avons fait appel à des structures scientifiques reconnues : à ce que l’on sache, ni l’Institut national des études démographiques (Ined), ni l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), ni Sciences Po ne peuvent être accusés de manquer de rigueur. Au-delà des fantasmes et de l’angélisme, c’est auprès d’eux que nous avons tenté de trouver l’information la plus fiable possible. En toute bonne foi, si l’on peut dire.
Combien y a-t-il de musulmans aujourd’hui en France ?
En décembre 2016, une étude de l’institut britannique Ipsos Mori (« Les périls de la perception ») montrait, à la suite d’un sondage réalisé dans 40 pays, que la France arrivait en tête des pays où l’on surestime le plus la population musulmane. Selon cette étude, les Français pensent ainsi qu’un Français sur trois est musulman.
En réalité, l’enquête « Sécularisation ou regain religieux : la religion des immigrés et de leurs descendants » (Ined, 2013) établit le nombre de musulmans (auto-déclarés) à quelque 4,1 millions de personnes dans l’Hexagone, soit environ 6 % de la population. « Quoi qu’on entende dans la presse, il n’y a pas de débat à avoir sur ces données. Elles ont certes pu évoluer depuis 2008, mais on ne le saura qu’en 2019, à la prochaine enquête TéO [1] », explique le démographe Patrick Simon, chercheur à l’Ined (lire aussi, ci-dessous). Évidemment, la plus forte proportion d’immigrés en Île-de-France (« 32 % des descendants directs d’immigrés âgés de 18 à 50 ans sont franciliens », estime l’Insee en 2010) peut expliquer la distorsion des perceptions soulignées plus haut.
Demain, combien y aura-t-il de musulmans en France ?
Le nombre de musulmans, demain, en France est une question clé pour ceux qui craignent une « islamisation » du pays. Une enquête du très respectable organisme de recherche américain Pew Research Center, publiée en avril 2017 et intitulée « Why Muslims are the world’s fastest-growing religious group » (« Pourquoi les musulmans sont le groupe religieux à la plus forte croissance »), apporte apparemment de l’eau à leur moulin. Celle-ci estime qu’à partir de 2060 la religion musulmane sera la première religion mondiale, devant le christianisme : « Alors que les projections indiquent que la population mondiale va croître de 32 % dans les décennies à venir, le nombre de musulmans pourrait croître de 70 % [et passer] de 1,8 milliard en 2015 à près de 3 milliards en 2060. » Du fait des dynamiques démographiques, plus d’un tiers de ces musulmans se concentreraient en Afrique et au Moyen-Orient, où la population est jeune.
Si tous les chercheurs s’accordent à dire que le nombre de personnes musulmanes est en effet voué à augmenter tendanciellement, la projection du Pew Research Center est toutefois à nuancer. Les démographes Youssef Courbage et Emmanuel Todd ont ainsi montré [2] que l’indice de fécondité des pays musulmans ne cesse de baisser, chutant de 6,8 à 3,7 enfants par femme entre 1975 et 2005. En France, on constate le même processus : « La démographie montre qu’il y a une convergence entre l’indice de fécondité des immigrés maghrébins et celui des Français “de souche”, souligne Youssef Courbage. On observe aussi que, lorsque les populations immigrées retournent dans leur pays d’origine, elles exportent leurs pratiques natalistes. » Autrement dit, le taux de natalité baissant partout où les populations entrent en contact, les craintes « d’envahissement par la natalité » n’ont pas lieu d’être.
Autre biais de l’étude du Pew Resarch Center : sa vision « mécaniciste » de la transmission de la religion. L’enquête « Sécularisation ou regain religieux » de l’Ined a certes montré que la transmission de la religion dans les familles musulmanes est, pour l’instant, plus forte que dans les familles catholiques – où même les personnes baptisées ne se disent pas forcément catholiques. Mais quid des générations suivantes ? « Nous n’avons pas d’indicateurs sur le degré de transmission de la religion musulmane entre la 2e et la 3e génération, donc nous ne pouvons pas nous prononcer. Par ailleurs, il faut tenir compte du fait que beaucoup de descendants d’immigrés sont en couple avec des personnes non musulmanes, et que, dans l’immense majorité des cas, cela favorise un phénomène de déperdition de la religion », souligne Patrick Simon. À moins d’un contexte exceptionnel, la France serait donc toujours en voie de sécularisation. Le chercheur reste toutefois prudent : « Des études européennes ont montré qu’il y a une dynamique de retour du religieux, qu’il s’agisse de l’islam ou du catholicisme. On ne perçoit pas encore ce phénomène en France dans les chiffres actuels, mais cela pourrait arriver. »
Les nouveaux convertis sont-ils plus orthodoxes ?
La rappeuse féministe Diam’s qui apparaît en hijab sur TF1 en 2012, mais aussi les joueurs de foot (Ribéry ou Anelka) et, maintenant, les jihadistes blonds aux yeux bleus de Daech… S’ils ne manquent jamais de faire la une des journaux, les convertis ne seraient qu’entre 100 000 et 200 000 en France, selon le ministère de l’Intérieur, qui recense quelque 4 000 conversions par an. Un chiffre jugé plausible par Juliette Galonnier, auteure d’une thèse sur « les Blancs convertis à l’islam aux États-Unis et en France » (Sciences Po), qui estime néanmoins impossible de connaître le nombre exact de convertis : « L’islam est une religion de l’individualisme, où l’on peut entrer – et d’où l’on peut sortir – très facilement puisque la conversion peut se faire tout seul, de chez soi, sans le truchement d’une institution. »
La sociologue, qui a conduit de longs entretiens qualitatifs avec 82 Français et Américains convertis, insiste sur « leurs pratiques très diverses de l’islam ». Grosso modo, ceux-ci se partagent entre pratiquants d’un islam « francisé », « qui vont faire le ramadan, mais aussi fêter Noël pour faire plaisir à la famille », et tenants d’un islam « salafisant », autrement dit rigide et intransigeant, qui promeut une distinction nette – et simpliste – entre ce qui est « licite » et ce qui ne l’est pas.
« L’islam salafisant a un côté rassurant dans un monde aux repères de plus en plus incertains, observe Juliette Galonnier. Par ailleurs, parce qu’il met l’accent sur l’apprentissage “à la lettre”, il est ouvert aux personnes qui ne parlent pas bien arabe ou qui n’ont pas baigné dans la culture musulmane, c’est pourquoi il a tant de succès. » Si ces néoconvertis sont bien souvent dans l’excès de zèle, « rien ne dit qu’ils resteront sur cette ligne, souligne la chercheuse. Les gens changent, mais c’est toujours long. On voit par ailleurs poindre, même s’il est encore minime et la plupart du temps le fait de milieux sociaux très éduqués, un islam féministe, et même LGBT ».
L’islam est-il voué à se « radicaliser » ?
La radicalisation est-elle une question religieuse ou politique ? Est-elle « visible » ? synonyme de dangerosité ? On le voit, la question de la radicalisation, au centre de toutes les préoccupations, est complexe. Dans leur enquête « Sécularisation ou regain religieux », Patrick Simon et Vincent Tiberj constatent que le nombre de musulmans qui se disent « moins religieux que leurs parents » est largement supérieur à ceux qui se disent « plus religieux ». Mais cette sécularisation de l’islam connaît des résistances : un regain religieux est observé chez les plus jeunes. Toutefois, il « ne concerne qu’une petite minorité des jeunes musulmans, qui ne présentent pas un profil social très défini. Ces musulmans plus religieux que leurs parents se rencontrent dans toutes les catégories sociales ou niveaux d’éducation, ils ne vivent pas plus souvent en zones urbaines sensibles ou dans des quartiers à forte concentration d’immigrés ».
S’il n’est pas plus « religieux », l’islam est-il toutefois plus « communautaire » ? Bien qu’il n’existe pas d’enquête fine sur les modes de vie des musulmans en France, les chercheurs contactés par Politis rejettent tous l’idée d’une « communauté musulmane » : « Il y a une orthodoxie, mais la religion vécue au quotidien n’est pas celle des grands discours, c’est celle des petits arrangements », souligne Juliette Galonnier. « Il y a plus de différence entre un musulman pakistanais et un musulman tunisien qu’entre un Tunisien et un Français de souche », ajoute Youssef Courbage. Même constat du sociologue Samir Amghar : « J’ai pu observer que les musulmans expatriés en Égypte restaient entre Français et avaient beaucoup de mal à s’intégrer à la population locale. »
L’islam politique a-t-il un avenir en France ?
L’hypothèse, développée par Michel Houellebecq dans Soumission, d’un parti islamique influent en France est-elle purement romanesque ? Oui, selon Samir Amghar, spécialiste du salafisme [3] à la European Foundation for Democracy. « On dénombre environ 30 mosquées salafistes sur plus de 2 000 mosquées recensées en France », affirme le sociologue. Lequel se réfère aux chiffres du ministère de l’Intérieur, qui estimait à 15 000 le nombre de salafistes en France en 2010. Ce chiffre révèle certes une dynamique, puisqu’il a triplé par rapport à 2004, mais il démontre aussi le nombre ultra-minoritaire de salafistes : « Penser que 0,02 % de la population peut impacter le destin du pays est absurde, affirme Samir Amghar. Ce n’est pas parce que les salafistes proclament qu’ils vont devenir la nouvelle orthodoxie qu’il faut les croire ! »
Quant aux Frères musulmans, courant politique de l’islam, ils sont très loin de peser sur le débat public. Jamais consultés par les partis traditionnels, « ils n’ont aucune légitimité politique », ajoute le chercheur. La chute de Tariq Ramadan, réputé proche d’eux, ne va pas les aider.
[1] La première enquête « Trajectoires et origines », dite « enquête TéO », a été réalisée en 2008 par l’Ined et l’Insee. C’est l’enquête de référence aujourd’hui en France.
[2] Lire notamment Le Rendez-vous des civilisations, Seuil, 2007.
[3] Auteur de L’Islam militant en Europe, Infolio, 2013.
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