Les plaisirs de l’uchronie

Jean-Paul Farré met ses talents d’auteur et de conteur à imaginer une autre guerre de 14-18. Un magnifique hommage à la tradition de l’« absurde » et sa puissance de vérité.

Gilles Costaz  • 1 novembre 2017 abonné·es
Les plaisirs de l’uchronie
© photo : Didier Pallagès

On assiste sans doute à une baisse d’intérêt pour l’inspiration « absurde ». Le public a intégré la pensée de l’absurdité qui est si criarde dans notre vie et dans l’actualité ; il l’a apprise à l’école en entendant parler de La Cantatrice chauve et de Godot. Mais il est tellement travaillé inconsciemment par le récit télévisuel, la remise à plat classique des histoires, qu’il ne fait plus assez la fête aux esprits cocasses de notre temps, ceux qui font marcher les pendules à l’envers. Jean-Paul Farré est de ceux-là. Il fut longtemps un clown musical, jouant sur trois pianos à la fois, se disputant avec des Steinway récalcitrants, cassant la baraque de l’univers compassé des mélomanes académiques. Farré fait le pitre, massacre (en virtuose) les pianos mais il écrit aussi. Son imagination d’écrivain donne parfois le vertige. Ses pièces, comme Cinquante-cinq dialogues au carré ou L’Illusion chronique, sont dans la continuité d’un Alphonse Allais ou d’un Raymond Roussel : ils combinent une traversée du miroir qui pulvérise les apparences et jouent avec mots et chiffres avec un goût de la difficulté extrême.

Il avait, ces temps-ci, un peu disparu comme acteur au service de sa propre œuvre. Voilà qu’il revient avec Le Pavé dans la Marne, interprétant lui-même un texte qu’à l’origine il n’avait pas destiné à la scène et qu’il avait publié il y a quelques années. C’est à nouveau un coup de couteau donné dans l’épaisseur de nos vérités mais avec, pour la première fois, une sensibilité qui perce peu à peu sous le jeu intellectuel. Farré imagine que la guerre de 14-18 n’a eu lieu qu’en 1914 ! Elle n’aurait duré que quatre mois. Comme les Allemands étaient militairement très supérieurs aux Français, le conflit s’est achevé avec la défaite de la France qui n’a plus ni l’Alsace, ni la Lorraine, ni l’Ardenne, ni la Champagne. Qu’a-t-on gagné et perdu à cette reconfiguration de l’histoire ? D’abord, le nombre des morts diminue dans une proportion de 10 à 1 : plus que 140 000 victimes. Et toute la bêtise des généraux et des chefs nationalistes qui ont programmé la stratégie de la boucherie humaine résonne clairement et sans attendre. On peut refaire le monde en faisant l’économie de leur imbécillité désastreuse. Un grand nombre d’événements, de livres célèbres (Genevoix, Dorgelès, Barbusse…), de commentaires n’existent plus, d’autres épisodes interviennent : on ne révélera pas tout ce que recrée la fantaisie réparatrice de Jean-Paul Farré.

Mais d’où vient cette étrange passion de démonter et de remonter un moment de l’histoire européenne ? Au dernier moment, Farré évoque son grand-père, soldat tué au combat en 1915, et ses familles maternelle et paternelle happées par la longue violence de la guerre. Il leur rend hommage par la réécriture du passé.

Le metteur en scène Ivan Morane a construit la soirée sur la tension du texte, dans un calme trompeur. Il a finement mis en place une imagerie naïve qui permet à l’histoire de s’engouffrer dans un monde de baraque de foire plus pictural que réaliste. La pièce se déroule sur une scène double. À gauche, la violoniste Muriel Raynaud injecte une discrète et belle partition musicale. À droite, dans un minithéâtre, où se projettent une carte scolaire d’antan et diverses images, Farré dit lui-même son conte à s’éveiller debout, tel un conférencier habité par sa vérité, avec des cheveux en corolle, les yeux brillants de l’amour de l’insolite et une humeur flâneuse dans les jambes. En ouverture, on nous a rappelé – ou appris ! – que l’« uchronie » est un genre littéraire qui reconstruit les faits de façon fictive. Adoptée par un esprit aussi chantourné que celui de Jean-Paul Farré, l’uchronie est la meilleure façon de mentir.

Le Pavé dans la Marne, Lucernaire, Paris, 01 45 44 57 34. Jusqu’au 3 décembre. Texte à Riveneuve éditions.

Théâtre
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