Lucien Hervé : L’âme d’un architecte

Deux expositions sont consacrées au photographe Lucien Hervé, dix ans après sa disparition. Des images de masses et volumes où perce la figure humaine.

Jean-Claude Renard  • 22 novembre 2017 abonné·es
Lucien Hervé : L’âme d’un architecte
© Photo : Secretariat Building à Chandigarh (Le Corbusier), 1955.Lucien Hervé

Deux prénoms pour faire un nom. Lucien Hervé pour László Elkán, de son vrai nom, né en 1910 dans une famille bourgeoise hongroise, à Hódmezovásárhely. Comme Andor Kertész, Gyula Halász, Endre Ernö Friedmann, plus connus sous les noms, respectivement, d’André Kertész, Brassaï et Robert Capa, il fait partie de cette génération en exil, formant à elle seule une histoire de la photographie déracinée.

Lucien Hervé, à qui la galerie Maubert, à Paris, avec une trentaine d’images, et le château de Tours, avec plus de cent soixante tirages modernes et plusieurs documents, rendent hommage, est assurément le moins connu. Son itinéraire fait récit.

À 18 ans, le jeune Hongrois quitte son Danube natal pour des études d’économie politique à Vienne, tout en prenant des cours de dessin. En 1929, il s’installe à Paris. D’abord employé de banque puis modéliste pour des maisons de couture, il n’a encore jamais touché un appareil photo. Cinq ans plus tard, il adhère au Parti communiste puis « fait le photographe » pour le journal Marianne. En 1937, il obtient la nationalité française. Deux ans après, c’est la mobilisation. Il est fait prisonnier à Dunkerque, envoyé en Prusse orientale, s’évade, rejoint l’Armée secrète à Grenoble, plus tard appartient au maquis du Vercors, adopte le nom de Lucien Hervé.

Au lendemain de la guerre, il reprend une activité de photographe pour France Illustration, Point de vue, Regards et Liliput, entame une série originale sous le titre de PSQF (Paris sans quitter ma fenêtre), croquant le tout-venant en bas de chez lui, depuis son studio. Des cyclistes bravant le pavé, flottant au-dessus de l’ombre de leur vélo, une esplanade, des passants éphémères, un réverbère sous la neige. On remarque d’emblée un sens du cadrage et la traque des contrastes, une inspiration puisée dans le constructivisme russe et allemand, appréhendé dans ses études viennoises.

1949 marque un tournant : sur les conseils du révérend père Marie-Alain Couturier, directeur de la revue L’Art sacré, Lucien Hervé part à Marseille visiter l’Unité d’habitation de Le Corbusier et envoie d’un trait six cent cinquante clichés en noir et blanc à l’architecte. La messe est dite : il sera l’archiviste et le photographe attitré de Le Corbusier, assurant parallèlement les commandes de confrères de celui-ci : Alvar Aalto, Marcel Breuer, Richard Neutra, Jean Prouvé ou Oscar Niemeyer. Et de virer en globe-trotter de l’image, aux basques des chantiers. La Haute Cour à Chandigarh et l’Observatoire de Jaïpur, en Inde ; la cathédrale de Brasilia ; l’Unesco, à Paris ; le Centre du Congrès de Bienne, en Suisse ; un chantier naval à Barcelone ; la Maison des infirmiers, à Helsinki… Soixante-dix ans plus tard, son nom demeure indissociable des bâtisseurs du XXe siècle.

Chaque fois, Hervé joue avec les angles, embrasse les jeux de poutres, apprivoisant les reliefs dans un entrelacs de barres d’acier, de passerelles et de madriers, l’œil aux aguets des structures. D’un bloc de béton à l’autre, d’un échafaudage, d’une charpente à une colonne (jusqu’à celles du Parthénon, à Athènes), éliminant « de son vocabulaire les redondances et les boursouflures », selon son expression, il jongle avec les équilibres et les formes, jusqu’à pousser du côté de l’abstraction, à déconstruire le réel pour proposer une autre lecture de l’espace au regard. Hervé est un poète de la géométrie, caressant les volumes, les courbes et les lignes tranchantes.

Quand bien même le photographe affirme « toujours s’appliquer à dire le maximum avec un minimum de moyens », à l’intérieur de ces lignes soumises à un parti pris rigoureux, évitant l’anecdote, il n’est pas rare de voir la présence fugitive d’une figure humaine, celle du « vivant ». Ici des ouvriers au labeur, funambules à la semaine (attentif qu’il est aux conditions de travail, en France comme à l’étranger), des enfants ou un vieillard dont la gestuelle est l’occasion de jouer encore avec les effets graphiques ; là une silhouette ou un profil (Le Corbusier lui-même, à Marseille) rejeté sur le bord du cadre, qui glisse de l’ombre à la lumière (ou inversement), là encore, au Louvre, un alignement de jambes de touristes dont les reflets dans un bassin livrent les visages, cadrés au centimètre près.

C’est que Lucien Hervé n’est pas qu’un croqueur de bâtisses. Mais plutôt un entiché des formes et des hasards mesurés, calculés. Il compose, négocie avec le sujet. En témoignent ses images en couleur lorsque, atteint par la sclérose en plaques, dans les années 1970, se déplaçant de moins en moins, il fait de son appartement le sujet majeur de son objectif. Ça reste affaire de mouvements, d’impressions fluides et d’harmonies qui vont, viennent, s’accrochent, repartent vers d’improbables ailleurs. Parce que la photographie de Lucien Hervé est affaire d’âme sensible et de jeu perpétuel.

Lucien Hervé, bâtisseur d’ombres, Galerie Maubert, Paris IIIe, jusqu’au 24 décembre ; Lucien Hervé, géométrie de la lumière, Château de Tours, jusqu’au 27 mai 2018.

Culture
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