Médias : L’indispensable regard critique

L’indépendance n’est pas seulement économique, comme en témoignent les controverses autour de la création de la web télé Le Média.

Jean-Claude Renard  • 8 novembre 2017 abonnés
Médias : L’indispensable regard critique
© PHOTO : MARTIN BUREAU/AFP

Le 25 septembre, paraissait dans Le Monde une tribune annonçant la création prochaine d’un nouveau média « fondamentalement alternatif par sa gouvernance, son modèle économique et son fonctionnement ». Une web télé généraliste, « indépendante, pluraliste, humaniste et antiraciste, féministe »… Ambition affichée : « Bâtir un espace commun et visible, influent et fraternel, un espace qui agrège et rassemble des initiatives citoyennes. »

Le « Manifeste pour un nouveau média citoyen » était signé par quelques dizaines de personnalités issues du monde politique et culturel (Eva Joly, Jean-Pierre Darroussin, Philippe Poutou, Marie-George Buffet, mais aussi des membres ou proches de la France insoumise : Raquel Garrido, Aude Lancelin, Gérard Miller, François Ruffin et Sophia Chikirou). Le projet, qui mise sur deux millions d’euros pour se lancer, devrait voir le jour le 15 janvier. La journaliste Aude Rossigneux en sera la rédactrice en chef (voir notre entretien ici).

Face à l’hyper-concentration des grands médias, entre les mains d’une poignée de financiers ou d’industriels, Xavier Niel, Matthieu Pigasse, Serge Dassault, Bernard Arnault, ou encore Patrick Drahi, François Pinault et Vincent Bolloré, on comprend la nécessité d’un média résolument indépendant pour garantir le pluralisme. C’est ce que souligne la revue Regards, dans un texte signé par son rédacteur en chef, Pierre Jacquemain : « Nous ne pouvons plus accepter que les lois anti-concentration soient à ce point anéanties. La stricte séparation des médias de la grande industrie et des finances doit redevenir la règle. » Bonne nouvelle, donc.

« Bienvenue au club ! », se sont exclamés dans un communiqué les membres de la Coordination permanente des médias libres (CPML), laquelle regroupe une large palette de titres, de la TéléLibre à Reporterre, de Bastamag au web-magazine Global. Une réaction teintée toutefois d’une légère ironie. S’il y a « club », c’est que les médias indépendants n’ont pas attendu le nouveau venu. Les auteurs remarquent ainsi que les signataires du Manifeste « semblent ignorer que des médias “fondamentalement alternatifs”, y compris nationaux, en ligne et en accès libre, existent depuis longtemps déjà. […] En lisant l’appel pourla création d’un nouveau média citoyen”, nous voyons donc notre travail et notre existence même tout simplement niés. […] Étrange démarche que de prétendre apporter une réponse alternative et citoyenne en faisant comme si les réponses alternatives et citoyennes expérimentées depuis des années n’existaient pas ». Fondateur de la TéléLibre, John-Paul Lepers renchérit : « Ça nous fait rire qu’ils se disent la première web télé indépendante quand on l’a créée il y a dix ans ! » « Ça me fait rire aussi de prétendre à l’indépendance, poursuit John-Paul Lepers, quand on est affilié à un leader politique. »

Nous voilà donc plongés au cœur du problème. Il n’a en effet échappé à personne que Le Média était porté par nombre de proches de la France insoumise et de Jean-Luc Mélenchon, désireux, on le sait, de s’affranchir des médias traditionnels pour diffuser son propre discours. La directrice générale du Média n’est autre que Sophia Chikirou, chargée de la communication du leader de la France insoumise. À la question embarrassante : « Aura-t-on le droit de critiquer Jean-Luc Mélenchon dans Le Média ? », Sophia Chikirou répond : « Oui, mais si vous voulez du Mélenchon bashing, vous irez sur TF1, France 2 ou BFM. » Mais où finit la critique et où commence le « bashing » ?

Pour en juger, on attendra évidemment de voir le contenu de cette nouvelle web télé. Reste que l’annonce de Sophia Chikirou pose une nouvelle fois la question de l’indépendance en des termes différents de ceux que nous utilisons habituellement. Il ne s’agit plus ici d’indépendance financière par rapport aux nouveaux magnats de la presse mais d’indépendance politique. À l’heure où tout le monde se prétend « indépendant » (même BFM TV !), il n’est pas inutile de revisiter un principe de plus en plus galvaudé.

L’indépendance, c’est aussi l’étendard brandi par le journal Ebdo (sortie prévue le 12 janvier), en préparation sous la houlette de Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry, « indépendant et inspirant », généraliste, sans la pression de la publicité, dans le sillage de la revue XXI. Ebdo, qui a lancé une collecte de fonds, vise 300 000 euros et 5 000 abonnés (en attendant, peut-être, une ouverture du capital à hauteur de 10 ou 20 %). Mais cette indépendance-là serait apolitique. Ce qui nous renvoie au postulat d’engagement, qui est notamment celui de Politis. Engagement et indépendance sont-ils incompatibles ? Faut-il être « apolitique » pour être indépendant ? Évidemment non, à condition que l’engagement soit adhésion à des principes, et ni partisan ni inféodé à un mouvement ou à une personnalité politique.

Pour Daniel Schneidermann, qui a remonté avec succès « Arrêt sur images » sur le Web, « l’indépendance d’un média, c’est tout simplement lorsqu’il n’appartient pas à un groupe industriel, du type Niel ou Drahi, Arnault, Bouygues, etc. Mais il existe plusieurs stades dans cette indépendance. Avant son rachat par Niel, L’Obs appartenait à ses fondateurs, c’est-à-dire essentiellement à Claude Perdriel. Si le média appartient à ses journalistes, c’est toujours mieux ! Le top du top de l’indépendance, c’est le statut de Mediapart, du Canard enchaîné ou d’Arrêt sur images, c’est-à-dire un titre qui appartient à ses journalistes ».

John-Paul Lepers insiste également sur le statut économique, mais pas seulement : « L’indépendance d’un média repose d’abord sur une indépendance économique, une diversification des revenus, mais l’indépendance réelle, celle qui crée un contenu original et libre, suppose que les membres de la rédaction soient dégagés de toute obligation idéologique, qu’ils se protègent de tout conflit d’intérêts et qu’ils acceptent de remettre en cause leurs préjugés sur les autres et sur le monde. C’est donc très difficile, voire impossible, mais c’est un but à poursuivre. Quand on a créé la TéléLibre, le comédien Jean-Pierre Bacri s’est étonné : “La télé libre ? Un oxymore”. »

Cette conscience de la difficulté est partagée par Mathieu Cavada, ancien journaliste à i-Télé, acteur de la grève qui a secoué un mois durant la chaîne de Vincent Bolloré à l’automne dernier. Il est aujourd’hui membre d’Explicite, plateforme d’informations sur le Net (Facebook, Instagram, Twitter et YouTube) : « L’indépendance est une notion relative. Elle se construit par rapport à l’actionnaire, à celui qui nous paye, quelles que soient les chartes. Mais elle doit aussi s’appliquer à soi-même. Et ce dont il faut alors se méfier, c’est l’autocensure. » Soit, au-delà d’un modèle économique souvent délicat à trouver, une indépendance financière, politique, culturelle, et veillant à garder sur toute chose un indispensable regard critique et autocritique.

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