Nassira El Moaddem : Le goût du savoir, la passion du juste

Directrice du Bondy Blog depuis un an, Nassira El Moaddem use de son énergie et de sa plume pour défendre les valeurs qu’elle partage intimement avec son média de cœur.

Vanina Delmas  • 22 novembre 2017 abonnés
Nassira El Moaddem : Le goût du savoir, la passion du juste
© photo : Thomas Samson/AFP

E h, je suis la directrice ici, mec ! », lance malicieusement Nassira El Moaddem à un reporter novice qui assiste pour la première fois à une conférence de rédaction du Bondy Blog. L’apostrophe semble autoritaire, mais le sourire chaleureux et le ton taquin désamorcent instantanément cette impression. Comme tous les mardis soir, les blogueurs s’installent autour de la grande table de réunion et les idées fusent. Tous les cerveaux carburent à l’actualité locale, nationale, internationale et aux madeleines. La nouvelle directrice du « BB », comme le surnomment affectueusement les initiés, harmonise, recadre et planifie savamment cette profusion de futurs articles.

Depuis septembre 2016, Nassira El Moaddem assume la triple fonction de directrice, rédactrice en chef et porte-parole du média dans lequel elle a fait ses classes. Sa personnalité franche et déterminée ainsi que son projet de professionnaliser davantage son média de cœur ont rapidement convaincu. Les révoltes urbaines survenues après la mort de Zyed et Bouna dans un transformateur EDF à Clichy-sous-Bois, en 2005, resteront toujours dans l’ADN du Bondy Blog. Mais une nouvelle génération vit, grandit, travaille et s’épanouit dans ces quartiers populaires, toujours stigmatisés ou oubliés. « Le traitement médiatique des banlieues a évolué négativement, parce qu’il est désormais pollué par la question de l’islamisme et du terrorisme, déplore Nassira El Moaddem. Pour leur rendre service, il faut que les quartiers entrent dans la normalité. » L’autre objectif assumé est que « le BB soit reconnu comme un média en tant que tel, et pas seulement comme un média associatif ». À 33 ans, la jeune directrice a la fougue et la sagesse vitales pour ces deux combats, qu’elle a commencé à mener durant la période électorale.

Le Bondy Blog dans le sang

Les parents de Nassira, arrivés du Maroc dans les années 1970, ont élevé leurs six enfants à Romorantin-Lanthenay, capitale de la Sologne. La mère, couturière puis assistante maternelle, et le père, ouvrier à Matra automobile, l’usine qui fait vivre la région, leur inculquent le goût des études et du savoir. Biberonnée aux JT grâce à son père, « drogué d’actualités », la jeune femme nourrit très vite l’ambition de devenir journaliste, à l’image d’Anne Sinclair, que la famille regarde religieusement tous les dimanches soir. Quand elle franchit la porte du local bondynois pour la première fois, elle a 24 ans et déjà une expérience de vie très riche : diplômée de Sciences Po Grenoble, des stages à l’étranger, notamment à l’ambassade de France à Damas ou en Turquie pour parfaire son apprentissage de la langue arabe, et elle est mariée. Mais elle se sent proche des questions sociales et de diversité qu’on aborde sur le blog. « J’ai su qu’elle ne repartirait pas, car elle s’est très vite intégrée au noyau dur de l’équipe. Elle a le Bondy Blog dans le sang ! », glisse Nordine Nabili, qui lui a volontiers passé le relais de la direction.

Les mauvaises langues diront qu’elle est le produit type du Bondy Blog : piges régulières à partir de 2008, chroniques au Bondy Blog café, participation à la première promotion de la Prépa égalité des chances, admission à l’École supérieure de journalisme de Lille, et désormais patronne. Pour son prédécesseur, elle incarne plutôt « une des plus belles cartes de visite du BB ». Car elle est avant tout une journaliste de son temps, qui a franchi toutes les étapes en travaillant d’arrache-pied pour décrocher sa carte de presse. Elle pense, vit, mange journalisme, et dort très peu.

Fille d’ouvrier, elle a toujours considéré les études comme un privilège et n’a jamais arrêté de travailler en parallèle. D’où « son régime de vie de moine, quasi-militaire », qui l’a coupée de la vie étudiante traditionnelle. En revanche, elle n’a jamais eu de problèmes de légitimité à parler des questions économiques et sociales lors de ses trois ans passés à iTélé. Elle a notamment suivi le dossier Goodyear, à Amiens. « Parler des plans sociaux, je sais le faire, car je l’ai vécu par le biais de mon père, raconte-t-elle. Ma préoccupation était plutôt de rapporter ces histoires sans être trop dans les chiffres ou éloignée de la réalité de ces gens qui se demandent comment payer le crédit de leur maison, financer les études de leurs enfants ou retrouver un travail à 50 ans après leur licenciement économique ! »

Rigueur et repartie

Certains reprochent à Nassira d’être volontairement clivante. Elle se voit plutôt dans le débat et la riposte pour défendre ses valeurs – et donc celles du Bondy Blog. « Elle ne supporte pas qu’on mette les gens dans des cases, ce qui arrive fréquemment avec le Bondy Blog, auquel on colle régulièrement l’étiquette de “média de banlieue” ou “islamo-gauchiste” », explique Leïla Khouiel, rédactrice en chef adjointe du Bondy Blog. Aux propos récents de Manuel Valls accusant le média, entre autres titres, de « complaisance à l’égard de l’islam politique, de l’islamisme », Nassira El Moaddem a répondu par un billet incisif sur Europe 1, où elle est chroniqueuse régulière depuis la rentrée [1]. Et quand les mots peuvent se transformer en actions concrètes, elle exulte. Récemment, à la suite de l’enquête d’une reporter du BB, elle-même victime de la lenteur administrative du Crous de Créteil, ce service public a finalement mis en paiement les bourses d’étudiants de l’académie qui n’avaient rien reçu depuis deux mois. « Nassira a cette qualité de nous tirer constamment vers le haut, car elle s’investit sans compter, décrit Leïla Khouiel. Elle ne lâche jamais rien ! »

Et elle ne manque pas de repartie. Sauf une fois, lors d’un entretien pour un poste. Son interlocutrice remarque qu’elle a noté « mariée » sur son CV et lui lance : « Vous comptez donc avoir des enfants bientôt ? » K.-O. par cet uppercut misogyne, elle décide de cacher sa grossesse de sept mois sous une robe ample lors de sa sélection pour le concours de Canal +/iTélé. Ces expériences de discrimination, elle les transforme en objet de combat au sein du collectif Prenons la une, qui milite pour une juste représentation des femmes dans les médias et l’égalité professionnelle dans les rédactions.

Sur Twitter, qu’elle adore, Nassira El Moaddem n’hésite pas à recadrer fermement ses _« consœurs et confrères » : le mot « beurette » glissé dans un portrait du Monde ou Alain Finkielkraut affirmant qu’Edwy Plenel « couvre l’islamisme » sans être repris par la journaliste de BFM TV. Idem pour les politiques. Lorsqu’elle travaillait à « L’œil du 20 heures », sur France 2, elle n’a pas hésité à épingler Nathalie Kosciusko-Morizet, qui affirmait qu’à Mulhouse des enfants arrivaient en retard à l’école à cause des heures de prière de la mosquée. Le premier édile de la ville dément face caméra toutes les allégations de NKM. « J’adore cette séquence ! », jubile la journaliste en visionnant son sujet deux ans plus tard.

Le fact-checking (vérification des faits) conduit régulièrement Nassira sur le terrain. En mars dernier, elle publie une contre-enquête à la suite de la diffusion d’un reportage de France 2 montrant qu’un bar PMU de Sevran, en Seine-Saint-Denis, refusait l’accès aux femmes. « Nous prouvons que la caméra cachée a été réalisée par une militante, que la journaliste n’a jamais mis les pieds dans ce bar, alors que cette chaîne du service public maintient avoir respecté les règles de déontologie ! » Quelques mois plus tard, elle récidive avec Leïla Khouiel en disséquant un article du Parisien qui décrit le harcèlement des femmes dans le quartier de La Chapelle-Pajol, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Elles démontrent que cette polémique est avant tout un cas d’école de manipulation politique par les élus locaux des Républicains. _« Ces contre-enquêtes sont importantes, mais ne devraient pas exister, car cela veut dire que nos dirigeants nous racontent des salades, que certains journalistes ne sont pas professionnels. Ça ne me fait pas plaisir de montrer les mensonges de mes confrères. C’est d’une tristesse incroyable et déplorable pour la profession », s’insurge-t-elle.

Éduquer aux médias

La rigueur journalistique de Nassira El Moaddem est mise à l’épreuve chaque semaine, puisque le principe immuable du BB est de laisser s’exprimer des jeunes non journalistes. L’angle du papier, l’importance du terrain, des témoignages, penser aux lecteurs, les photos : l’œil de la journaliste TV n’est jamais loin… Elle prend le temps de répéter le b.a.-ba du métier à chaque blogueur lors de la conférence de rédaction. Et la question essentielle : « T’as aimé faire ce sujet ? », demande-t-elle à Sarah, qui revient d’un reportage dans un dojo du Franc-Moisin, à Saint-Denis.

Un sens de la pédagogie en adéquation avec l’autre facette, moins médiatisée, du Bondy Blog : l’éducation aux médias. Elle déplore que les jeunes soient si ignorants de la presse, et encore plus que la société leur enjoigne de ne pas verser dans le complot sans leur fournir les outils adéquats. Alors elle met un point d’honneur à participer à des interventions dans les classes et à des projets sur le long terme, surtout depuis les attentats de janvier 2015. « C’est une chance pour le Bondy Blog d’avoir une journaliste de son niveau, mais, d’un autre côté, la profession gagnerait à lui offrir une grande émission sur France Télévisions ou Radio France, tempère Nordine Nabili. Elle incarne la nouvelle génération de journalistes. » Mais, au Bondy Blog, elle va pouvoir diffuser son talent pour former la relève.

[1] Dans l’émission « Hondelatte raconte ».

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