Pablo Solón : « La lutte contre le dérèglement climatique requiert un changement de système »
L’ex-ambassadeur de Bolivie et militant climatique voit dans la lutte contre le réchauffement, nécessité absolue, une voie de mutation qui mettrait la société civile en capacité d’affirmer son contrôle.
Pablo Solón se révèle à la communauté internationale en 2009 lors de la conférence climatique de Copenhague. Alors ambassadeur de la Bolivie auprès des Nations unies, il incarne la fronde de son pays, dirigé par le leader indigène Evo Moralès, contre l’égoïsme des gouvernements occidentaux qui ont fait capoter le projet d’accord international en cours. Pablo Solón entre alors en divergence avec la politique « développementiste » du président bolivien, et rejoint le monde militant, directeur de l’ONG Focus on the Global South (Thaïlande) puis de la Fondation Solón (Bolivie), où il pilote l’Observatoire bolivien du dérèglement climatique et du développement.
Politis : Face au désastre climatique en cours et à l’inefficacité des gouvernements, quelle stratégie adopter ?
Pablo Solón : Pour le moment, le plus important que nous puissions faire, c’est de mettre l’accent sur des actions locales de réduction des émissions. Je ne crois pas qu’il faille mettre l’échelon international au centre de nos activités. Au cours de la dernière décennie, nous avons tenté d’arracher un accord international robuste et contraignant, capable de limiter significativement l’effet de serre. Hélas, nous n’avons obtenu, avec l’Accord de Paris de 2015, que des engagements volontaristes de réduction des émissions, sans disposition contraignante, et qui nous conduisent tout droit vers un réchauffement planétaire d’au moins 3 degrés.
Sur quel type de mobilisation faut-il compter, alors ?
Je suis convaincu qu’il sera plus efficace aujourd’hui de prioriser des actions aux niveaux national, régional et local, susceptibles de donner des résultats plus rapides et plus importants.
Par exemple, le blocage pacifique de mines de charbon ou de projets d’extraction de combustibles fossiles, l’opposition à la destruction d’une forêt ou à l’expansion de l’usage des pesticides, la contestation de grands projets inutiles ou de méga investissements générateurs d’émissions de gaz à effet de serre. Et en parallèle, il faut promouvoir l’essor d’alternatives locales, telles que l’agroécologie, l’agroforesterie, les circuits courts de commercialisation alimentaire, les énergies renouvelables gérées par des communautés locales, etc.
Car il ne s’agit pas simplement de remplacer les énergies fossiles par des sources « propres », mais aussi de faire muter des systèmes de gestion aux mains des forces du marché et de l’État afin d’organiser leur contrôle par la société civile. Car l’ambition n’est pas simplement de recourir à l’énergie solaire ou éolienne, mais aussi d’impliquer les consommateurs résidentiels, municipaux et communautaires pour qu’ils deviennent eux aussi producteurs d’électricité verte. Ce mouvement doit accompagner la révolution technologique des renouvelables en cours, qui touche non seulement le secteur de la production d’énergie mais aussi son transport et son stockage, avec le développement d’unité de batteries de grande capacité. Car il est essentiel qu’elle ne soit pas retardée par des États bureaucratiques et inefficaces, ni confisquée par des multinationales dont le seul but est d’augmenter leurs profits. La société organisée et autogérée peut et doit utiliser cette révolution technologique pour impulser une transformation sociale.
À quel saut quantitatif et qualitatif faut-il appeler, selon vous ?
Je crois important que nous impulsions, dans tous les pays, des plans énergétiques en accord avec le futur que nous désirons.
Par exemple, dans le cas de la Bolivie, le gouvernement actuel ambitionne de multiplier par six la production électrique en construisant de gigantesques centrales hydroélectriques, afin d’exporter de l’énergie vers les pays voisins : c’est un modèle de développement du siècle passé ! À supposer que le gouvernement parvienne à ses fins, cela signifierait la submersion de centaines de milliers d’hectares de forêts, mais aussi une multiplication par trois ou quatre de la dette extérieure du pays pour financer de tels investissements. Et pour une rentabilité des plus douteuses, alors que la tendance pour le futur est la relocalisation de la production et de la consommation d’électricité, et pas la construction de grandes lignes de transport électrique.
Au lieu de cheminer vers un désastre de grande ampleur, nous devrions plutôt profiter de la situation de la Bolivie, pays très ensoleillé, pour promouvoir massivement des projets à énergie solaire décentralisés, sous le contrôle des communautés paysannes et des municipalités urbaines, au lieu de prétendre que tout projet de cette nature se doit d’être développé, exclusivement, par la compagnie d’électricité nationale.
Les gouvernements ne sont pas à la hauteur de l’objectif, et il est probablement trop tard pour maintenir le réchauffement en dessous de 2 degrés. Ne serait-il pas plus judicieux de prioriser l’adaptation au monde qui vient ?
Nous ne pouvons pas nous résoudre à un monde où la température moyenne aura grimpé de plus de 2 degrés, ni imaginer nous adapter à un futur qui sera dévastateur pour ceux qui ont le moins de ressources pour faire face à la catastrophe. En ce XXIe siècle, la notion même de « développement » va muter. Les pays d’avant-garde seront ceux qui auront su préserver leurs écosystèmes, et qui auront le mieux restauré la nature des dommages qui lui auront été causés.
Voilà pourquoi il est suicidaire de laisser se poursuivre la déforestation, alors même qu’elle s’aggrave sur la planète dans certains pays. Nous devons protéger nos dernières forêts de la dévastation par des actions montrant clairement par exemple, du niveau local à l’échelle internationale, que la consommation croissante de viande en est une des causes principales – par la quête de nouvelles pâtures mais aussi de terres pour y cultiver le soja (transgénique) qui alimentera les animaux.
S’agira-t-il seulement de contester la prédominance de l’économie dans nos sociétés ?
Non, la lutte contre le dérèglement climatique requiert un changement de système. Mais il ne devra pas se limiter à dépasser le capitalisme, l’extrativisme et le productivisme. Il faudra aussi mettre à bas le patriarcat et l’anthropocentrisme, intimement liés à la crise systémique et qui l’alimentent en permanence.
Propos recueillis et traduits de l’espagnol par Patrick Piro