Smartphone : Attention à votre attention !

Entraînant une baisse massive de la concentration, le smartphone pose un vrai problème de santé publique.

Hugo Boursier  • 22 novembre 2017 abonné·es
Smartphone : Attention à votre attention !
© photo : Colin Hawkins / Cultura Creative / AFP

C ’est où, Google Maps ? » lance, inquiet et pressé, un jeune homme à son ami sous la Canopée des Halles, à Paris. N’étant pas habitué à l’interface de son smartphone, l’égaré ignore où se trouve l’icône du GPS. À côté de lui, et pourtant devenue invisible, une grande carte de la capitale, où toutes les informations nécessaires sont également disponibles. Impatience, soupir d’angoisse, œil qui plisse sur l’écran qui rame : se révèle ici le condensé nocif que provoque souvent notre smartphone. Et, à l’intérieur du cerveau, l’objet si pratique se transforme en pirate capable de capturer sans cesse notre attention.

À la différence du simple téléphone portable, « l’ordiphone » – comme le traduit le Journal officiel du 27 décembre 2009 –, créé en 1992 par IBM et vulgarisé en 2007 par Apple, donne accès à Internet, à l’emploi du temps professionnel, aux réseaux sociaux et à des centaines de milliers d’applications. Autant de tentations qui affectent notre capacité de concentration : une étude de Microsoft montre qu’en 2000 nous consacrions douze secondes à juger de la pertinence d’une nouvelle information affichée sur l’écran ; plus que huit secondes aujourd’hui. C’est moins que la durée maximale de concentration d’un poisson rouge (neuf secondes). Sommes-nous plus rapides pour évaluer la valeur d’un message ? Ou plus enclins à zapper dès que nous estimons que « l’investissement » n’est pas assez rentable ?

Ma vie sans lui

« T’es journaliste et t’as pas de smartphone, ça m’interpelle », m’avoue un pote fraîchement converti. Fier « handi­capé », j’ai enregistré un court texto sur mon vieux mobile pour affranchir ceux qui, régulièrement, cherchent à m’envoyer des images : « affichage impossible », indique mon écran monochrome 96x65 pixels incassable. « Ton caillou », se gausse ma fille, qui situe la préhistoire aux environs de 2003. Eh, respect, un Nokia 1100 ! Une semaine d’autonomie de batterie. J’ai un droit à l’oubli de mon chargeur de sept jours, des phalanges et des cervicales de jeune homme, épargnées par le labeur incessant du temps passé courbé sur le dernier iPhsung 64Go++ lors des trajets, des réunions, des repas et des sorties avec maman.

Rab de temps de cerveau disponible, je jubile de punition en frustration : absence de selfies 32 Mpx, pas de snapchat bourré à la tequila, carence lourde de tweets dans les manifs, privé de BFM TV, zéro Uber au compteur, ­plusieurs minutes de retard sur l’annonce de la démission de Hulot. Je zappe les app, j’ignore tout de Candy Crush. Ma life n’est pas séquestrée dans de fragiles entrailles de coltran exposées aux chutes. Frappé de claudication numérique, je suis au regret de ne pas pouvoir vous montrer de photos de mon poisson rouge, et pour mes estampes japonaises faudra passer à la maison. Démuni d’émoticônes (emojis, smileys, quoi !), je drague et romps à l’ancienne, et pour le restau je réserve la veille. « Mais tu rates un tas de trucs ! », s’écarquille une copine. Oui. Mais je me demande quoi.

Patrick Piro.

Difficile de résister à une information qui sonne, vibre, tonne – Ting ! « Ah, j’ai un message » –, car il en va du fonctionnement même du cerveau. L’attention fonctionne par un ensemble de neurones logé dans le cortex préfrontal. Or, ce cortex est aussi celui qui gère les distractions et qui indique la marche à suivre. Le professeur de psychologie Larry Rosen [1] explique : « Quand vous recevez une alerte sonore sur votre smartphone, votre cortex auditif communique avec le cortex préfrontal, qui est contraint d’y prêter attention. » Et ces stimuli extérieurs ne concernent que « 50 % des cas », puisque « l’autre moitié du temps, il n’y a même pas besoin d’un événement externe : nous sommes constamment en état d’alerte ».

Un état d’alerte rendu possible par les plaisirs éventuels que l’on pourrait retirer de notre objet fétiche. S’il nous procure un sentiment positif, on continue à consommer. À l’inverse, si c’est négatif, pourquoi ne pas aller sur une autre application pour trouver mieux ? Selon le chercheur en neurosciences Jean-Philippe Lachaux, « c’est comme si nous entrions dans un magasin où tous les bonbons étaient gratuits : nous sommes dans une gloutonnerie attentionnelle », résume le scientifique [2]. Et le simple fait de savoir que ce « magasin » existe a des conséquences. Une étude publiée par quatre chercheurs états-uniens en avril 2017, intitulée Brain Drain (« Le Drainage du cerveau »), montre en effet que la seule présence du smartphone dans le champ de vision, même quand il n’est pas utilisé, « peut entraver les performances des individus sur des tâches qui demandent une attention limitée et réduire la capacité de concentration ».

Si l’usage du smartphone ne réduit pas la mémoire, il change en revanche sa manière de fonctionner, comme l’analyse Jérémy Bodon : « Les capacités cognitives qui interviennent pour mener des réflexions poussées, analyser des informations et les transférer de notre mémoire à court terme vers notre mémoire à long terme se trouvent malmenées. Cependant, le smartphone nous rend plus enclins à nous souvenir où et comment retrouver une information [3]_. »_ Un peu comme… un historique de moteur de recherche ?

« Le savoir à portée de main, sorte de délocalisation cognitive, crée de la dépendance à l’objet », pointe Elizabeth Rossé, psychologue spécialisée dans le traitement des conduites addictives à l’hôpital Marmottan. L’accès à la connaissance reste en tout cas démultiplié. Et son acquisition facilitée : plus besoin de retenir les heures d’ouverture d’une bibliothèque pour trouver un livre qui, finalement, peut être absent ou dégradé. Il est constamment dans votre poche.

Avec la multitude d’applications ludiques, il est aussi tentant de mettre les enfants devant un écran. En février 2016, l’Association française de pédiatrie ambulatoire (Afpa) a réalisé une enquête auprès de 197 parents d’enfants de moins de 3 ans pour mesurer leur rapport au numérique. 47 % d’entre eux avaient regardé un écran nomade la semaine précédant la consultation, pour une durée médiane de trente minutes. Un face-à-face déconseillé par le psychiatre Serge Tisseron, à l’initiative des balises « 3-6-9-12 » pour « apprivoiser les écrans et grandir » en fonction des âges, et par l’Afpa : « Avant 3 ans, l’enfant a une intelligence sensorielle et motrice, non une intelligence conceptuelle et imagée. Jouer, toucher, manipuler, se familiariser avec l’espace en trois dimensions est fondamental. » Avant 6 ans, la console personnelle est ainsi proscrite, l’initiation à Internet ne peut arriver qu’après 9 ans, et l’utilisation des réseaux sociaux une fois les douze bougies soufflées.

Ces repères, simples à retenir, tentent de répondre à une situation urgente. Pédopsychiatres et orthophonistes alertent sur l’augmentation du nombre de jeunes enfants souffrant de retards de langage et de développement à cause d’une utilisation trop importante des écrans [4]. Ces troubles sont aussi dus à un recul du temps d’attention des parents envers leur enfant. Ceux qui dégainent Candy Crush pendant les tétées n’ont qu’à bien se tenir : « Quand le regard de l’enfant est détourné par l’usage des téléphones, l’attention conjointe et le pointage, préludes à l’installation du langage, ne peuvent s’instaurer. » Pour Noël, pas de porte-biberon armé d’un bras en plastique pour poser son GSM (oui, cet objet sordide existe) !

Le smartphone est tellement incontournable – malgré la rare présence d’irréductibles (voir encadré) – qu’il existe même des applications pour s’en détacher. Soigner le mal par le mal ? Le concept peut faire sourire. Il est aussi le symbole de cette frénésie marchande des stages et autres vacances « détox » qui fleurissent sur Internet. Pourtant, derrière ces logiques sournoises, se cache un réel problème de santé publique. Sensibiliser les jeunes générations est ainsi la volonté de Jean-Philippe Lachaux, avec son projet Atol (pour « Attentif à l’école »). Destiné aux 6-18 ans, il vise à faire comprendre comment fonctionne l’attention, pour permettre son bon développement.

Pas étonnant, à cet égard, que les entreprises prêtent l’oreille à ce discours en proposant des « moments de déconnexion » : la productivité d’un employé augmenterait de 26 % sans la présence du fameux sésame [5]. « C’est toujours la même chose avec les nouvelles technologies : on régule après coup. Mais là, avec la massification de son usage à la vitesse de l’éclair, nous sommes complètement dépassés », s’inquiète Elizabeth Rossé, qui compare le smartphone à la voiture des années 1960 : attractive, mais conduite sans ceinture de sécurité ni limitation de vitesse. Des idées pour un code de la route 2.0 ?

[1] Interview pour Usbek & Rica, 9 octobre.

[2] Propos extraits d’une conférence de juillet 2017 intitulée « Le cerveau à l’heure de l’hyperconnexion ».

[3] Le Smartphone, entre dépendance et prothèse : vers un transhumanisme ?, Edilivre-Aparis, 2013.

[4] « La surexposition des jeunes enfants aux écrans est un enjeu majeur de santé publique », Le Monde, 31 mai.

[5] Étude du Kaspersky Lab, août 2016.

À lire aussi dans ce dossier :

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Société
Publié dans le dossier
Le smartphone nous rend-il cons ?
Temps de lecture : 7 minutes

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