Corse : Les « natios » en route vers la victoire
La liste nationaliste conduite par Gilles Simeoni, largement en tête du premier tour des élections territoriales du 3 décembre, devrait remporter une forte majorité dimanche prochain.
dans l’hebdo N° 1481 Acheter ce numéro
Ce fut presque la chronique d’une victoire annoncée. Les « natios », comme on les désigne souvent sur l’Île de Beauté, ont remporté un score impressionnant pour le premier tour d’un scrutin de liste à la proportionnelle. Avec 45,36 % des voix dimanche dernier, la liste « Pè a Corsica », conduite par l’autonomiste Gilles Simeoni, résultat d’une alliance entre sa formation, Femu a Corsica, et celle de l’actuel président de l’Assemblée de Corse, l’indépendantiste Jean-Guy Talamoni (5e sur la liste), Corsica libera, s’est qualifiée haut la main pour le second tour, dimanche 10 décembre. À l’issue de ce scrutin, il est donc quasi certain, avec un tel raz-de-marée au premier tour, que les nationalistes disposeront d’une forte majorité, notamment grâce à la « prime majoritaire » attribuée à la liste arrivée en tête – elle leur garantit l’obtention de 11 sièges supplémentaires (cf. encadré, ci-contre).
Contrairement à plusieurs rumeurs qui avaient circulé avant le premier tour, ces trois listes conservatrices, ou du moins libérales, qualifiées pour le second ne fusionneront pas et iront donc à la bataille séparément. Ce seront donc quatre listes qui concourront dimanche prochain, même si la liste « Pè a Corsica » engage cette ultime bataille avec un avantage incontestable, à la fois du fait de son résultat puisqu’elle n’a manqué la majorité absolue que de quelques points, mais aussi parce qu’elle peut espérer de bons reports de voix. Principalement en provenance des électeurs de la liste nationaliste dissidente « Core in Fronte » (6,69 %), mais aussi peut-être d’une partie des électeurs de la liste née de l’alliance – désavouée au début de la campagne par Jean-Luc Mélenchon – entre la Corse insoumise et le PCF (5,68 %), sensibles à ses vrais accents sociaux. Par contre, les dirigeants nationalistes ne peuvent en toute logique espérer de voix du Front national, dont la liste essuie une lourde défaite avec seulement 3,28 % des suffrages, et qui disparaît des bancs de l’Assemblée après y avoir fait un retour durant les deux dernières années.
Cette large victoire des nationalistes au premier tour, malgré près de 48 % d’abstention (en hausse de 6,5 % par rapport à décembre 2015), se veut d’abord un refus de l’ancien personnel politique, souvent lié aux clans, habitué des logiques où tout se décidait à Paris. L’échec d’accords pour le second tour entre les listes de droite et celle de LREM, que les nationalistes avaient raillés durant la campagne en qualifiant ce front de « parisien » est sans doute un signe de la prise de conscience de cette nouvelle époque, avec une grande majorité de l’électorat corse souhaitant que la nouvelle Collectivité territoriale unique (CTU) prenne au plus près de la population les décisions pour la société insulaire. Cette dernière est d’ailleurs largement paupérisée, avec près d’une personne sur cinq vivant sous le seuil de pauvreté, et une part importante de chômeurs – 23 000 personnes sur environ 320 000 résidents. Par ailleurs, l’île voit les inégalités progresser, avec un nombre de personnes assujetties à l’ISF multiplié par 10 depuis trois décennies. De même, les prix y sont très élevés, avec pourtant des taux de TVA inférieurs à ceux en vigueur sur le continent. C’est le cas notamment pour les produits de première nécessité ou ceux de la restauration, qui ne s’élèvent qu’à 2,1 %…
L’avancée des nationalistes, qui cette fois avaient fait alliance dès le premier tour, a d’abord été rendue possible par la décision du FLNC en 2014 de renoncer à la lutte armée et à la clandestinité. Dès lors, plus rien n’est comme avant. Gilles Simeoni emporte bientôt la mairie de Bastia, si longtemps entre les mains du clan Zuccarelli (Radicaux de gauche). Puis, fin 2015, grâce à une alliance au second tour entre les indépendantistes de Jean-Guy Talamoni et les autonomistes de Gilles Simeoni, les nationalistes s’emparent de la Collectivité territoriale de Corse (CTC) avec 35 % des voix ; ils sont certes minoritaires mais deviennent la première force politique de l’île. L’étape suivante a lieu lors des législatives de juin 2017 : la Corse envoie trois députés autonomistes sur les quatre circonscriptions que compte l’île. Enfin, ce premier tour du 3 décembre dernier semble annoncer l’élection du camp nationaliste avec une vraie majorité à la tête de la nouvelle CTU, résultat de la fusion des deux anciens départements de l’île et de l’ancienne CTC.
Les nationalistes bénéficient à n’en pas douter d’un véritable engouement de la jeunesse corse pour leurs propositions (voir ici). Ils récoltent aussi les fruits de leurs deux années de gestion, appréciée par la population, malgré des difficultés à lutter contre les inégalités, difficultés dues aussi à l’application des politiques d’austérité nationales. C’est que leurs compétences sont encore limitées. Pour les domaines où ils peuvent directement agir, à l’instar du transport maritime, ils ont tenté de remettre de l’ordre, malgré la privatisation de l’ancienne compagnie nationale SNCM. Le leader de la droite nationaliste Jean-Martin Mondoloni l’a d’ailleurs reconnu, lors du débat avec toutes les têtes de liste d’avant le premier tour, sur France 3 régionale, non sans un certain mépris de classe : _« Votre majorité, Gilles Simeoni, a assuré plus de fiabilité dans le transport maritime et il est vrai que nous restons beaucoup moins en rade sur les quais de Marseille ou de Bastia lorsque nous partons au ski ! » Une déclaration qui n’a pas manqué de choquer dans une Corse en proie à des problèmes économiques tels qu’assez rares sont les gens pouvant se permettre de partir au ski.
En témoignent les difficultés dans le domaine de la santé, avec des grèves de la faim engagées depuis plusieurs semaines à l’hôpital de Bastia et une longue crise dans celui d’Ajaccio. En cause, les restrictions de budget décidées à Paris, qui ont entraîné un fort endettement de ces structures, les empêchant même de se fournir en matériel et en médicaments, ce qui conduit de nombreux Corses à aller se faire soigner ou opérer sur le continent.
Si la majorité nationaliste, depuis deux ans, s’est efforcée de dynamiser le dialogue social, d’engager des programmes pour réduire la fracture numérique ou développer le réseau routier dans l’île, elle se heurte encore trop souvent aux refus de Paris. C’est pourquoi les résultats du premier tour à peine connus, Gilles Simeoni a déclaré : « Il s’agit d’un message très fort adressé à Paris. Nous voulons la paix, nous voulons la démocratie, nous voulons une île émancipée. À Paris de faire sa part du chemin pour qu’ensemble nous élaborions une solution politique. »
En s’appuyant sur cette série de victoires, la direction nationaliste voudra dans les mois qui viennent contraindre Paris à cesser son refus du dialogue et à négocier une plus large autonomie de la CTU dans la République. Car les vainqueurs de dimanche n’ont cessé de le répéter, en particulier avec la crise catalane en ligne de mire : « L’indépendance n’est pas à l’ordre du jour ! Mais les urnes ont parlé, et Paris doit maintenant respecter le vote démocratique des Corses. » En commençant par la question du statut de résident, de la co-officialité de la langue corse et celle du rapprochement des prisonniers politiques. Mais aussi en exigeant de l’État qu’il cesse d’inquiéter les jeunes militants nationalistes, dont cent cinquante ont été interpellés l’an dernier. Comme le disait un jeune candidat sur la liste nationaliste lors d’un meeting à Corte, le 29 novembre dernier, « le peuple a choisi la voie démocratique, contrairement au passé. L’État doit nous permettre de développer ce contexte apaisé ». Espérons que Paris réponde au moins à ces demandes, afin d’éviter à l’avenir toute tentation de dérapage et de violence parmi les plus impatients.
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