Geneviève Fraisse : « Quelle place pour le corps des femmes ? »
Pour Geneviève Fraisse, l’affaire Weinstein construit de l’émancipation. Si l’autonomie économique reste centrale pour la prise de parole, l’esprit de révolte se répand.
dans l’hebdo N° 1482 Acheter ce numéro
À son essai Du consentement, publié en 2007 et réédité cet automne, Geneviève Fraisse a ajouté un épilogue : « Et le refus de consentir ? » Son travail précédent se concentrait sur le « oui » à la domination : « oui » individuel d’abord, puis « oui » du consentement « compris comme un argument politique ». « Et le “non”, quel est-il ? On connaît le “non” individuel ; mais où se trouve le “non” politique ? », interroge la philosophe féministe dans ce texte écrit en mai. Quelques mois avant que n’éclate l’affaire Weinstein…
Une des caractéristiques de l’affaire Weinstein, c’est la réaction collective large des femmes qui ont dénoncé les comportements du producteur, et d’autres après lui. Vous parlez de « révolte ». « Révolution », c’est hors sujet ?
Geneviève Fraisse : Mi-octobre, j’ai dit qu’il s’agissait d’un événement qui prend place dans l’histoire. J’ai dit aussi qu’il s’agissait d’une révolte qui allait s’étendre. « Révolte », parce que des femmes ont pris collectivement la parole. Je récuse l’expression « la parole s’est libérée », car les femmes sont des sujets politiques et actifs. Elles savent ce qu’elles font en décidant de parler. Une révolution, c’est non seulement un événement, mais aussi une rupture historique. Nous n’assistons pas aujourd’hui à une révolution. Il n’y a pas de rupture historique. Et la domination masculine se porte très bien… Mais il ne faut pas croire qu’une révolte arrive un jour et que, le lendemain, c’est terminé. Une révolte, c’est déjà beaucoup. Et cela peut avoir des conséquences. L’affaire Weinstein est un catalyseur. De la même façon que le droit à l’avortement a catalysé la libération des femmes en 1970 et que la parité a catalysé les mouvements féministes en 1990. Sur une lutte précise viennent s’agréger d’autres luttes. Ce qui se passe en cet automne 2017 est extrêmement intéressant parce que cela construit de l’émancipation.
Dans le sillage des affaires DSK et Baupin, l’affaire Weinstein entraîne une prise de conscience. De quelle nature ? Peut-on espérer qu’elle ne reste pas cantonnée à certains milieux – exposés, aisés ?
Cette prise de conscience est politique dans le sens où l’on comprend qu’il s’agit d’un système. De la Révolution française à la fin du XXe siècle, nous avons accompli un cycle de droits. La question de l’égalité des sexes a traversé tous les espaces juridiques. Mais le droit n’a pas changé le réel : la hiérarchie entre les sexes perdure. On peut améliorer la loi, mais cela ne suffira pas à améliorer la société. Il faut que les femmes continuent, bien sûr, à porter plainte, car très peu de plaintes pour viol vont jusqu’aux tribunaux. Mais, ce qui apparaît, c’est que la question du corps devient centrale au XXIe siècle. Si les femmes ont l’égalité juridique, leur corps est resté à la disposition des hommes. Le XXIe siècle s’ouvre à la fois sur le corps reproducteur (PMA, GPA, filiation) et sur les violences. Il y a un contrat sexuel sous le contrat social [1]. Quelle place pour le corps des femmes dans une démocratie ? La prise de conscience doit aller jusqu’à cette réflexion.
Près d’une centaine d’actrices ont porté plainte contre Harvey Weinstein. C’est parce que certaines femmes disposent d’une autonomie économique qu’elles peuvent prendre la parole. Au moment des débats sur la parité on entendait déjà : « Plus de femmes à l’Assemblée ne changera pas la société. » Sauf que la parité politique – dont l’enjeu est le partage du pouvoir – a déclenché des questionnements sur la parité économique et la parité domestique. La parité a glissé de l’élite politique à la fonction publique, puis aux réunions associatives. Partie de milieux aisés, l’affaire Weinstein se répand. Bien sûr que les femmes qui ont peur de perdre leur travail ne peuvent pas prendre la parole : il faut une certaine immunité pour pouvoir le faire. Mais je continue à combattre l’argument selon lequel le féminisme serait pour des privilégiées.
Que révèle-t-il, cet argument, sinon une volonté d’amoindrir notre force, de ne pas nous écouter ? La question des violences ne date pas de cette année – pas plus que celle de la charge mentale. Mais elle offre de nouvelles formes de protestation et de subversion.
La prise de conscience s’étend au-delà des violences physiques (agressions sexuelles) pour englober les violences symboliques (harcèlement, sexisme), de la sphère publique à la sphère privée. « Les femmes auront moins peur de parler » et « on n’élèvera plus les enfants de la même façon ». Sont-ce les signes de changements les plus importants ?
Le sexisme est toujours relié à une question de discrimination [2], terme trop juridique, selon moi. Je propose de parler de disqualification : un homme vous renvoie au fait que vous n’êtes pas « de la même espèce [3] ». Il y a un continuum entre violences symboliques et violences physiques. Oui, les femmes auront moins peur de parler ; non, on n’élèvera plus les enfants de la même façon. Mais il faut aussi demander aux hommes : « Que vous arrive-t-il à vous ? » Car c’est la première fois que tous sont concernés. Beaucoup se disent : « Est-ce que j’ai accepté ou soutenu des situations que je trouvais détestables ? » Des clivages apparaissent, chacun se sent obligé de se situer : « Où suis–je, moi, dans le panorama masculin ? »
La question devient politique parce qu’elle interroge l’organisation d’une société, ses savoirs et ses pouvoirs. Jusqu’où cela va-t-il aller ? Je ne peux répondre… On sait que les droits des femmes sont réversibles : on voit bien avec l’IVG – révolution du XXe siècle avec la contraception – que rien n’est jamais acquis. « Balance ton porc » va forcément s’accompagner de crispations : la peur change de camp, les dominants résistent, ils crient à l’hystérie ou à la censure. Depuis deux siècles, c’est une question de rapports de force. Ainsi, il y a trente ans, on nous traitait d’hystériques, aujourd’hui on entend : « Elles sont à moitié folles ». Dans quarante ans, on ne sera peut-être plus folles du tout…
Publié en 2007, Du consentement reparaît en édition augmentée [4]****, alors que ce terme est l’enjeu de débats autour de « l’âge du consentement sexuel »…
J’avais écrit ce livre en réponse à l’idée selon laquelle : « Si elle consent, où est le problème ? » Argument que je ne trouvais pas politique, mais psychologique. Sur l’âge du consentement sexuel, la loi va être améliorée. Mais il faut se demander si le mot « consentement » est le bon. Dans le protocole additionnel à la convention de Palerme en 2000 sur la traite des femmes, il est écrit que le consentement est « irrelevant » : si on interroge à une frontière une femme qui fait l’objet de traite, la question de son consentement est « sans pertinence ». Pour les enfants, c’est la même chose.
L’autonomie des femmes se déplace sans cesse, mais la question centrale reste celle de l’autonomie économique. Les femmes seront les premières touchées par la fragmentation actuelle de l’emploi. Tout ce qui est destruction d’emploi accroît leur dépendance vis-à-vis des hommes. « Autonomie » signifie « source de sa propre loi ». C’est ce qui est insupportable pour la domination masculine, parce qu’on fait se rejoindre l’égalité et la liberté.
[1]Le Contrat sexuel, Carole Pateman, La Découverte, 2010.
[2] « L’extraordinaire sexisme ordinaire », sur le blog LibéRation de philo, 13 septembre.
[3] Muse de la Raison. Démocratie et exclusion des femmes en France, Geneviève Fraisse, Gallimard, 1995.
[4] Du consentement, Geneviève Fraisse, Gallimard, 2007.
Geneviève Fraisse Philosophe et historienne de la pensée féministe.
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